Wagner, Schopenhauer et la volonté de néant

Conférence donnée par Dorian Astor,
le 13 avril 2015, au Cercle National Richard Wagner – Paris

 

Le lundi 13 avril, nous avons eu le plaisir d’entendre, une nouvelle fois, Dorian Astor nous entretenir de l’influence du philosophe sur le musicien ; il nous semble intéressant de partager avec tous ces nouvelles connaissances. Je remercie très chaleureusement Dorian Astor pour avoir corrigé et considérablement enrichi le texte préparatoire que je lui avais soumis !

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En 1854, alors qu’il est en exil à Zurich depuis cinq ans, et qu’il a déjà écrit ses textes théoriques et une grande partie du livret du Ring, Richard Wagner découvre Le monde comme volonté et comme représentation. À ce moment-là, il est largement sous l’influence de Feuerbach, philosophe matérialiste de l’émanci­pa­tion, qui a inspiré ses élans révolutionnaires. Feuerbach est athée, il prône l’affranchisse­ment de l’humanité aliénée, et en particulier l’amour libre. Ce que tous les personnages wagné­riens, qui pratiquent allègrement l’inceste et l’adultère, n’ont de cesse de proclamer.

Après la découverte du grand pessimiste Schopenhauer, Wagner affirme avoir compris le tragique de l’existence, causé par un vouloir-vivre aveugle et des désirs insatiables, et se rallie à cette morale ascétique du renoncement. Il assure aussi avoir découvert rétrospective­ment le sens véritable de sa tétralogie, et particulièrement de Wotan. Nietzsche verra dans ce retournement de Wagner la volonté de travailler contre soi-même, le comparant à un naufragé échoué sur un récif…

Pour Schopenhauer, qui se pose comme kantien, le monde comme représentation est celui qui nous apparaît ; le monde comme volonté est celui du vouloir-vivre, un instinct de conservation absurde, aveugle, sans but, qui parcourt l’ensemble du monde physique, animé et inanimé. Cette volonté cosmique se parcelle en chaque individu ; ceux-ci entrent donc immédiatement en conflit les uns avec les autres ; le monde est nécessairement tragique, et la seule façon de ne pas souffrir est de ne rien désirer. Une façon de s’en extraire est la contemplation désintéressée des œuvres d’art (notion kantienne). Mais Schopenhauer établit une hiérarchie dans les œuvres d’art : tout en bas, il y a l’architecture, qui n’est rien d’autre que la stabilisation de forces physiques ; tout en haut, ou, plus exactement, à part, il y a la musique, dont la supériorité consiste à ne rien représenter du monde comme représentation, mais à exprimer le monde comme volonté lui-même. Sauf l’opéra, naturellement, corrompu par le théâtre, art de la représentation par excellence… Schopenhauer, qui avait assisté à une représentation du Vaisseau Fantôme, appréciait Wagner comme poète, mais non comme musicien. Il n’estimait que la musique instrumentale et les opéras de Mozart et Rossini, parce que leurs livrets étaient, de toute façon, « insignifiants » !

Mais le vrai moyen d’échapper au tragique de la volonté, c’est de comprendre le sens de la compassion. Chez ce misanthrope politiquement très réactionnaire, c’est une compassion dépourvue de toute humanité. Elle est un pur mode de connaissance : reconnaître que la souffrance est universelle, c’est juste renouer partiellement avec l’unité de la volonté cosmique et atteindre l’équivalent du nirvana bouddhiste. Mais il ne trouve aucune valeur à l’amour, alors que, pour Wagner, la compassion permet la rédemption du monde, et l’amour charnel en fait intégralement partie.

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Qu’a donc réellement gardé Wagner des théories schopenhaueriennes ? Il défend l’idée que, dans le drame musical, non seulement la musique rend le monde comme volonté audible, mais le drame est capable de la rendre visible. On retrouve l’influence schopen­hauerienne, tout particulièrement, dans trois personnages : Tristan, Parsifal, Wotan.

Il est évident que, dans le prélude de Tristan, l’écriture de la musique traduit l’infinité d’un désir cosmique qu’on ne peut jamais assouvir. Par ailleurs, l’opéra commence par la manifestation de deux désirs parfaitement contradictoires, suivie du retour à l’unité par la fusion des deux amants ; la dissolution des individus dans la nuit ; finalement, la fusion d’Isolde avec le cosmos…

Parsifal, lui, acquiert « le savoir par la compassion » et le salut par le renoncement. On peut considérer que c’est une figure tout aussi schopenhauerienne que chrétienne.

Il est intéressant de considérer l’évolution du personnage de Wotan. Du temps où Wagner était pleinement feuerbachien, Wotan ayant, initialement, rompu les contrats et provoqué l’injustice du monde, Siegmund et Sieglinde devaient rétablir cette justice et préparer le monde des hommes libres. Dans la version définitive, Wotan se prépare, au contraire, à le détruire définitivement, ce monde. Face à Brünnhilde, pure émanation de sa volonté, qui se retourne contre lui, il déclare : « je ne veux plus qu’une chose : la fin ». Pour le Crépuscule des dieux, Wagner avait songé à une version schopenhauerienne de l’immolation de Brünnhilde, qui désirait briser le cycle tragique des réincarnations, mais Wagner est revenu à une version antérieure, plus feuerbachienne : celle de la rédemption par l’amour.

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En termes nietzschéens, on pourrait dire que la philosophie de Schopenhauer est un nihilisme passif, la quête d’un néant de la volonté. Face à lui, il y a le nihilisme actif, la volonté de néant : celui qui se manifeste chez Wotan. Wagner était un déçu de la révolution – tout détruire, à quoi bon ? D’où sa tentation de se tourner vers une philosophie du refus de la volonté ; mais sa personnalité créatrice est à l’opposé du nihilisme passif : s’il veut détruire, c’est pour créer un monde nouveau.

Heureusement pour nous !

Anne Hugot Le Goff