Les références aux écritures sacrées dans Les Maîtres chanteurs

Conférence donnée par Bernard Reydellet,
le 15 novembre 2015, au Cercle National Richard Wagner – Paris

 

La conférence du mois de novembre était une bonne introduction à notre « grand final » du cinquantenaire, puisqu’il s’agissait des Maîtres chanteurs de Nuremberg. Selon la pré­sen­tation d’Annie Benoit, cet opéra est un peu le mal aimé de l’œuvre de Wagner. Protes­ta­tions dans la salle – mais, moi, je partage tout à fait cet avis ! La conférence de Bernard Reydellet tombait donc à pic pour démontrer aux sceptiques qu’elle contient plus de profon­deur qu’il n’y paraît. Car, pour lui, nous sommes en face d’un des ouvrages les plus accomplis que Wagner ait pu léguer aux siècles futurs ; les thèmes abordés y sont traités avec profondeur et sagesse.

Sa conférence s’articule en trois parties, sur trois facettes des Maîtres chanteurs : la contro­verse esthétique ; les références aux écri­tures sacrées dans l’opéra ; le renoncement de Hans Sachs.

I Controverse esthétique

De la libre inspiration ou des règles de composition, quel doit être le facteur prédomi­nant dans une œuvre musicale ? La position de Richard Wagner, face à la sclérose du théâtre lyrique de son époque, est claire. À son opposé, les Maîtres de l’opéra sentent que la modernité remet en cause l’existence même de leur groupe, surtout que l’un d’entre eux, le plus sage et le plus jalousé, Hans Sachs, celui dont la simplicité de composition touche le cœur des auditeurs, a été séduit par Walther. Sachs a bien compris, lui, que la technique ne doit servir que de support à l’inspiration musicale pour faciliter la perception de l’auditoire.

Cela nous amène à nous pencher sur l’écart qui existe entre les Maîtres et l’œuvre qui la précède immédiatement, c’est-à-dire Tristan et Isolde. Tous les musicologues sont d’accord pour présenter Tristan et Isolde comme l’œuvre ouvrant la porte à la modernité ; la limite de la musique tonale semble presque atteinte. Il est intéressant de comprendre pourquoi l’œuvre qui va suivre revient à une forme classique et des tons simples et affirmés.

Il y a un parallélisme dans la composition des deux opéras ; on peut dire que l’un est un peu le négatif de l’autre. Tout l’univers psychi­que de Tristan est placé sous le signe de la mort et de l’obscurité. Le jour, c’est le mensonge ; la nuit, la vérité de la passion. Avec l’extinction de la torche par Isolde, les amants s’engagent dans la voie des ténèbres, leur couple est banni de l’ordre social. Au contraire, l’action des Maîtres se déroule au voisinage du solstice d’été ; elle est tournée vers la lumière et la vie. Certes, c’est durant la nuit qu’Hans Sachs, enivré par l’odeur du sureau, décide d’aider Walther, mais il sort de son échoppe avec une lampe allumée, pour obliger les deux amoureux à choisir la voie lumineuse. À la nuit provoquée par Isolde, répond bien la lumière apportée par Hans Sachs, qui va ramener Walther et Eva à la droi­ture au sein de leur communauté. À la passion destructrice de Tristan, répond un amour à dimension humaine. Le triomphe de la mort est remplacé par celui de « la vie bien tempérée », pour reprendre une expression quasi-musicale.

Tenons compte des conditions psycholo­giques dans lesquelles s’inscrivit la composition musicale des deuxième et troisième actes de Tristan : L’artiste est proche de la rupture, entraîné par sa ligne mélodique vers des rivages où la proximité de la mort ne reste supportable que grâce à la beauté chatoyante des harmonies musicales. Tout autres sont les condi­tions de la composition des Maîtres : Le roi Louis II a enfin résolu les problèmes matériels qui harcelaient le compositeur, et l’idylle avec Cosima commence ! Wagner est passé du statut de poète incompris à la reconnaissance, couronnée par le succès des Maîtres. Jamais, depuis Rienzi, l’adhésion du public n’avait été aussi forte.

II Référence aux écritures sacrées

Trouver une facette sacrée dans les Maîtres chanteurs relève de la gageure ! Le con­fé­ren­cier va s’attacher aux aspects symbo­liques des prénoms des différents prota­gonistes, car exceptionnellement, dans cette œuvre, les personnages portent des noms tirés de la Bible : David, l’apprenti ; Eva ; Magdeleine, qui évoque la Marie-Madeleine des Évangiles ; et, bien sûr, Hans, à rapprocher de Jean Baptiste.

Le roi David  est un personnage signifi­ca­tif : oint par l’huile du seigneur, guerrier habile à la fronde et vainqueur de Goliath, il se débar­rasse hélas du mari de Bethsabée dont il est amou­reux. Ses psaumes expriment la gran­deur de la clémence du Seigneur qui lui par­donna. Ainsi, Hans Sachs aurait pu abuser de sa position dominante pour obtenir la main d’Eva, comme le roi David, celle de Bethsabée !

C’est le rêve de Walther qui peut nous éclairer sur la signification d’Eva-Ève : il y a l’Arbre de Vie, chargé de pommes d’or, et cette fiancée, que les feux du soleil couchant transfi­gurent en un être céleste : ses yeux deviennent des étoiles, qui se multiplient, pour former un ciel resplendissant. Par ailleurs, les Muses appa­raissent dans le chant de concours de Walther (Wagner ne peut renoncer complètement à la tradition esthétique grecque !). Donc, pour le jeune chevalier, Eva est à la fois Ève, la femme éternelle, la gardienne des pommes d’or de l’Arbre de Vie, la femme enveloppée de Soleil et l’inspiratrice. Pour Wagner, la femme détient toutes les clés de la Vie. On retrouve ainsi cette notion de Rédemption par l’Amour.

III Le renoncement de Hans Sachs

On peut renoncer par lassitude (Tann­häu­ser qui ne supporte plus le Venusberg), par néces­sité (Wotan qui doit abandonner Sieg­mund à son triste sort) ou par sagesse authen­tique. Hans Sachs est devant une double interrogation, à la fois sur le plan artistique et sur le plan personnel. Sur le plan artistique, il ne sera pas difficile, pour Sachs, de renoncer au respect absolu de la « tablature » ! Il va enseigner à Walther une maîtrise minimale de la forme, pour que l’harmonie puisse régner dans ses créations. Il y a donc, pour le jeune homme aussi, une première étape de renon­cement à la liberté débridée de la jeunesse.

Mais Sachs va également renoncer à Eva, parce qu’il est assuré qu’elle va pouvoir trouver le bonheur avec un Walther assagi, et elle-même ayant bénéficié des leçons de sagesse de son vieux maître. Désormais, notre cordonnier poète trouvera, dans la beauté du monde, sa seule et suffisante raison de vivre !

Anne Hugot Le Goff