Que nous apprend le journal de Cosima Wagner ?

Conférence donnée par Christophe Looten,
le 26 septembre 2016, au Cercle National Richard Wagner – Paris

 

Ce journal n’a été accessible aux cher­cheurs qu’en 1975. Selon le testament d’Eva Wag­ner, à qui Cosima l’avait donné en dot, le manus­crit devait être confié à la Bayerische Staats­bank, la banque nationale de Bavière, et ne pas être rendu public dans les trente années sui­vant sa mort, ce qui nous amène en 1972. Il a fallu ensuite trois ans d’arguties juridiques entre les héritiers pour que ce manuscrit soit déposé à la bibliothèque de Bayreuth. La tra­duc­tion française est parue en 1976. Cette tra­duc­tion n’est pas excellente. Mais l’original lui-même n’était pas remarquable. N’oublions pas que la langue maternelle de Cosima est le fran­çais, et que son allemand est incorrect. Par exem­ple, elle est incapable d’utiliser les virgules de façon syntaxique. De plus, à la fin de sa vie, sa mauvaise vision rendait son écriture illisible, et Eva avait copieusement rayé de nombreuses phra­ses, que l’on a pu cependant, pour la plu­part, reconstituer, avec les moyens techniques actuels.

Cosima a donc écrit tous les jours, cha­que jour une page, depuis le 1er janvier 1869, un an avant son mariage avec Richard, jusqu’à la mort de celui-ci, en 1883. Il y a vingt et un cahiers, de plusieurs centaines de pages cha­cun, qui se succèdent… Cosima a écrit, dans Ma Vie, la vie de Richard Wagner, sous la dictée du maî­tre, et, dans son journal, c’est Wagner qui parle à travers elle… Pourquoi écrit-elle ? Pour leur fils, Siegfried, né d’un père déjà âgé et de santé médiocre ; s’il se retrouvait prématuré­ment orphelin, son père resterait présent par le biais du journal. Or, paradoxalement, Siegfried n’a probablement jamais rien vu de ce texte qui lui était destiné, puisque c’est à sa grande sœur que Cosima l’a légué… En même temps, cette ges­ta­tion garantit la sincérité du journal : lors­qu’on écrit son journal intime dans l’espoir qu’il ne le restera pas, qu’il sera lu, et peut être publié, il y a de grandes chances pour qu’il soit enjo­livé… Rien à craindre ici, avec un texte des­tiné à rester dans le sein de la famille.

En même temps, Cosima se livre beau­coup, et nous donne une image assez différente de la vestale arrogante que l’on en a souvent. Pleine d’abnégation, elle souffre, elle pleure, elle a des doutes et un fort sentiment de culpa­bi­lité. Quand elle se demande si elle sera capa­ble de donner à Richard le bonheur que, selon elle, il mérite, elle pense, en même temps, à Hans von Bülow, espérant qu’il refera sa vie, retrou­vera le bonheur… Il est vrai qu’après la sépa­ra­tion, le malheureux s’est trouvé dans une mau­vaise passe, tant sur le plan affectif que pro­fes­sion­nel !

Chaque jour, donc, immuablement, on sait si Richard a bien dormi (rarement) ou mal dormi, et, dans ce cas, on peut s’attendre à sa mau­vaise humeur. Suivent de nombreux détails domes­ti­ques ; on connaît tous l’épisode de la créa­tion de la Siegfried-Idyll, le 25 décembre 1970, l’orchestre dans l’escalier… Mais on con­naît moins, quatre ans plus tard, répété la veille, à l’auberge, et donné dans les mêmes con­di­tions, Le catéchisme des enfants, basé sur un jeu de mots kosen / Kose (le petit nom de Cosima) Mama / Cosima… Et chanté par les cinq enfants, au réveil de cette maman-calins !

Évidemment, s’il n’y avait que cela, ce serait inintéressant. Mais, à côté de ces histoi­res intimes, on y apprend aussi beaucoup d’autres choses :

Premièrement, son opinion des autres musi­ciens. À commencer par Franz Liszt. Leur cor­res­pon­dance a pris fin quand le couple Wagner a officialisé ses adultères. Wagner attri­bue cet éloignement, même si l’amitié demeure entre eux, à l’influence de la princesse Wittgenstein, nouvelle compagne de Liszt, qui le détestait. En fait, on voit bien que Wagner, de modeste extraction sociale, est jaloux du beau Liszt, si aristocratique, et à l’aise dans tou­tes les compagnies. Il est jaloux, aussi, de l’atta­che­ment que Cosima continue à porter à son père. Et, comme cela ne peut être dit, il critique sa musique, dont la magie aurait disparu, sa « manie de l’apothéose » et autres effets gros­siers, qui seraient dus au mauvais goût de la prin­cesse… Mais, oh surprise, voilà un petit ora­to­rio, Les cloches de la Cathédrale de Strasbourg : on ne sait si le couple Wagner l’a entendu interprété, mais ils en connaissaient la par­ti­tion, et peut-être l’ont-ils jouée au piano. En tous cas, il leur donnait, d’après Cosima, une impres­sion d’étrangeté. Surprise, oui, car l’ora­to­rio commence par un des thèmes majeurs de Parsifal… que Richard a donc copié sans vergo­gne. Évidemment, ce thème, Liszt n’en a rien fait, il ne l’a pas développé…. alors que Wagner l’a magnifié, en a fait un des plus beaux leitmo­tivs de toute son œuvre.

On apprend également ce que Wagner pen­sait réellement d’Hector Berlioz, ami de Liszt. Là encore, il y a pas mal d’incohérences dans ces jugements. En 69, dans ses écrits théo­ri­ques, c’est « Berlioz, l’élève géant trop grand pour trouver un maître ». Il reconnaît qu’il a été influ­encé par Harold en Italie. Et, deux ans plus tard, il se propose, bonne âme !, de réécrire les œuvres de Berlioz afin de les sauver pour la pos­té­rité…

En second lieu, il y a la narration scrupu­leuse des rêves ! Certes, Freud n’est pas encore passé par là, mais on sait combien Wagner se réfé­rait à Schopenhauer, qui écrivit « l’être humain n’est vraiment lui-même que dans le rêve ». Cosima raconte certains rêves. En 1871, une nuit où elle-même a fait un cauchemar où inter­ve­nait Liszt, Richard rêve de son père qui le mépri­sait, le négligeait… « si tu savais ce que je suis en train de composer, tu me verrais autre­ment ». En 1873, il rêve d’un voyage avec sa sœur, où leur voiture tombe dans un précipice… Père, sœur, voyage, précipice, que de mots por­teurs ! On s’étonne qu’un candidat à la carrière de psychanalyste ne se soit pas encore emparé du journal pour y trouver un sujet de thèse…

Enfin, au fil des pages, on découvre des aspects de Wagner qui ne sont pas forcément évi­dents. Ainsi, ces réflexions, en 1869 : « l’art est peut-être un grand sacrilège… bienheureux ceux qui ne le connaissent pas… J’y songe incons­cient. Je me vois aveugle, et je m’entends sourd… Les mots sont des dieux, les notes sont des démons… » Pour Wagner, le génie est une inap­ti­tude à la vie. Son tempérament ardent empêche l’artiste de mener une existence nor­male. On constate aussi qu’il lui arrive de dou­ter : quand j’ai terminé quelque chose, est-ce que je vais réussir la suite ?

Il parle de Nietzsche. Par exemple, quand il s’agace qu’au cours d’un dîner, le philosophe défende le végétarisme.

On apprend ce qu’il pense de Louis II, à pro­pos de l’éducation de son propre fils : il fau­dra abandonner Siegfried quand il aura atteint l’âge adulte, sinon il deviendra un rêveur, un cré­tin, comme le roi Louis…

On apprend aussi que Wagner envisa­geait de pratiquer des coupures dans les deu­xième et troisième actes de Tristan. L’œuvre n’au­rait alors été donnée en intégralité qu’à Bayreuth.

En 1880, il dit qu’il est indifférent à la repré­sen­ta­tion de ses œuvres, l’affrontement avec la scène le déçoit toujours. Il envisage de recom­po­ser Parsifal.

En bref, on comprend que, malgré tout, mal­gré ses longueurs, ce journal puisse passion­ner des exégètes patients…

Anne Hugot Le Goff