Conférence donnée par Christophe Dilys,
le 15 mai 2017, au Cercle National Richard Wagner – Paris
Pourquoi, 140 ans après sa mort, Berlioz reste-t-il si peu populaire (sauf en Grande-Bretagne, nous y reviendrons), alors que Wagner traîne derrière lui des hordes d’admirateurs ? En son temps, pourtant, Berlioz passait aussi pour révolutionnaire…
Ce sujet est abordé avec les outils de l’herméneutique musicale, qui visent à étudier une œuvre, non pas en elle-même, mais en tenant compte des conditions de la vie musicale et culturelle du temps.
1 Berlioz
On sait beaucoup de choses sur Hector Berlioz grâce à son journal. Il naît en Isère, au sein d’une famille bourgeoise. Son père espère qu’il sera médecin, comme lui, mais c’est un esprit ouvert, qui incite son fils à faire de la musique, lui apprenant la flûte. Très jeune, Hector compose des petites pièces, et, à dix-huit ans, sa première œuvre pour grand orchestre. Il part à Paris faire médecine, mais abandonne au bout d’un an, pour rentrer au conservatoire. Il compose, en 1824, une Messe solennelle pour l’Église Saint-Roch. Il concourt plusieurs fois pour le prix de Rome, qu’il obtiendra en 1830. Il découvre Goethe – et écrit les Huit scènes de Faust, en 1829 -, Weber, Beethoven… et Shakespeare, d’autant plus qu’Ophélie, c’est la délicieuse Harriett Smithson… Il compose la Symphonie fantastique en 1830, Harold en Italie en 1834, Roméo et Juliette en 1839, La Damnation de Faust en 1846 et Les Troyens en 1856. Cependant, il est plutôt connu comme chef d’orchestre, et surtout comme critique musical. Sa musique est jugée par trop bruyante, grandiose et grandiloquente, sauf en Grande-Bretagne, où son inspiration shakespearienne est appréciée (et l’une de ses premières œuvres, Rob Roy, est inspirée par Walter Scott), et où finalement il va faire une grande partie de sa carrière, devenant presque un « compositeur national ». Il faut dire que le pays en manque singulièrement, après Purcell et avant Britten… Mais Franz Liszt le soutiendra toujours, organisant une semaine à Weimar autour de l’œuvre berliozienne.
2 Berlioz et Wagner
Ils se rencontrent en 1839, à Paris, puis à Baden-Baden et Paris, en 1853. Au départ, ils s’entendent donc fort bien. En 1855, à Londres, Berlioz dirige l’ouverture de Tannhäuser ; Wagner est dans la salle. Les choses se gâtent en 1858, quand Les Troyens sont montés à Paris ; Wagner trouve le poème épique écrit par Berlioz ridicule ; il déplore un sujet archaïsant à la Gluck : l’époque n’est plus à de tels sujets… Par ailleurs, la princesse Wittgenstein, qui protège Wagner, n’aime pas Berlioz, et Marie Recio, la seconde épouse de Berlioz, n’aime pas Wagner.
Cependant, Wagner recherche quand même l’approbation de Berlioz, et il lui envoie la partition de Tristan et Isolde. Berlioz ne le remercie pas, et écrit sa critique… beaucoup plus tard, dans le Journal des Débats. Sur le prélude : il en cherche le sens, et ne le trouve pas. Berlioz se positionne contre la « musique de l’avenir », alors qu’il ne rencontre pas lui-même la reconnaissance en tant que musicien. En fait, l’écriture de Wagner n’intéresse plus Berlioz. Le point commun entre les deux hommes reste l’admiration pour Shakespeare, que Johann Gottfried Herder, théoricien du Sturm und Drang, a su faire redécouvrir en le replaçant dans son temps.
Quant à Gluck, c’est Berlioz qui l’a fait redécouvrir, en modifiant les partitions pour que les auditeurs retrouvent les sonorités de l’époque gluckiste. Bien que Berlioz ne nomme pas Gluck parmi ses maîtres (Weber, Beethoven), il y a de grandes similitudes dans leurs orchestrations, en particulier l’utilisation des instruments solistes associés à un sentiment, ou la valeur des contrastes.
Dès cette époque, un clan wagnérien se constitue, avec ses fanatiques, mais aussi ses détracteurs. Ainsi, Édouard Hanslick, ce théoricien qui ne croit pas à la signification de la musique mais à la beauté de la forme, qui seule est autorisée à traduire l’émotion, aime beaucoup Wagner, au début, jusqu’à ce que la lecture du Judaïsme dans la musique le transforme en opposant résolu. Parmi les fanatiques, citons Joséphin Peladan, esthète décadent et critique d’art, qui se rend à Bayreuth dans un accoutrement incroyable. Il y a moins de fanatiques dans le public de Berlioz… Il reste isolé, enfermé dans une position de marginal, ce que Wagner a très bien compris.
Entre les deux hommes, on peut considérer qu’il y a un chaînon manquant : c’est Ernest Reyer, chef d’orchestre et compositeur. Quand on écoute son opéra Sigurd, c’est une œuvre berliozienne, où la conjugaison de deux instruments crée un nouveau timbre. Pourtant, il y a déjà là une « mélodie continue », à laquelle il va habituer les oreilles de son auditoire ; il a donc, en quelque sorte, ouvert une porte vers la réception de la composition wagnérienne…
Anne Hugot Le Goff