De l’amour-passion au nirvâna dans Tristan et Isolde

Conférence donnée par Jean-Jacques Velly,
le 24 septembre 2018, au Cercle National Richard Wagner – Paris

 

Dites « grand amour », on vous répondra « Tristan et Iseut ». Tristan und Isolde, donc, de Richard Wagner, œuvre centrale dans la carrière du musicien, qui succède à une longue période de recherche théorique, durant laquelle il ne composait plus, et à la parution d’Opéra et Drame (1851). En outre, cette période charnière voit naître, tout à la fois, la passion de Wagner pour Schopenhauer et… pour Mathilde Wesendonck !

Mais, de quel amour parle-t-on ?

Mathilde Wesendonck

En 1857, Wagner est sur le point de passer au troisième acte de Siegfried (qu’il va abandonner pendant douze ans), mais il n’arrive pas à composer le grand duo d’amour du troisième acte entre Siegfried et Brünnhilde. Dès 1854, il avait découvert Le Monde comme volonté et comme représentation, oubliant son cher Feuerbach pour Schopenhauer et sa volonté de dépasser le désir sexuel… Cependant, il écrira plus tard qu’à force de relire Scho­pen­hauer, il était enclin à corriger le sys­tème de pensée du philosophe, et à voir, au contraire, l’amour charnel comme une voie vers l’apaise­ment de la volonté.

Arthur Schopenhauer

En 1854, Wag­ner écrit à Liszt : « N’a­yant jamais connu le vrai bonheur de l’amour, je veux élever à ce rêve un monument ». Par la suite, il compose Tristan très vite, entre 1857 et 1859, en suivant sa méthode de travail habituelle : d’abord le livret, puis la partie de chant avec piano, puis l’orchestration. Entre-temps, Mathilde était entrée dans sa vie. Ils se connaissaient déjà depuis plusieurs années, leur relation ayant duré dix ans, de 1852 à 1863. C’est en 1857, au moment où les Wagner s’installent près des Wesendonck à Zurich, que leur relation évolue vers une collaboration ; Wagner lui soumet son travail, et ils composent ensemble les Wesendonck-Lieder, pour lesquels Wagner écrit la musique sur des poèmes de la jeune femme, même s’il a « oublié », assez peu élégamment, de citer son nom lors de la publication de la partition. Sa passion pour Mathilde va donc à l’encontre de son pessimisme schopenhauerien. En écrivant La Walkyrie, Wagner truffe sa partition de petits messages amoureux cachés. Quand, au milieu de l’année 1858, la liaison (restée platonique, sem­ble-t-il) est décou­verte, Wagner part à Venise, où il va finir le deuxième acte de Tristan, avant de s’ins­taller à Lucerne, où il com­pose le troi­sième acte, avec le renon­ce­ment et la trans­figura­tion d’Isol­de, comme sous l’ef­fet d’une nécessité impé­rieuse.

Dans ses lettres d’amour à Mathilde, Wagner parle déjà de mort : « mourir avec toi ». C’est qu’il a découvert, toujours à travers Schopenhauer, certains aspects du bouddhisme. [NDLR : Je me demande ce que Schopenhauer pouvait bien savoir du bouddhisme. N’oublions pas que l’ère Meiji n’a commencé qu’en 1868 ; rien ne sortait du Japon encore sous la botte du shogunat Tokugawa ; pas grand-chose ne sortait non plus de Chine. Restait donc l’Inde, où il fallait être un spécialiste de ce qui ne s’appelait pas encore l’ethnologie pour faire la part entre l’hindouisme polythéiste et le bouddhisme.] Au départ, Schopenhauer voyait dans le bouddhisme une religion pessimiste et nihiliste. Dans les éditions ultérieures, il corrigera cependant certaines erreurs. Wagner a lu aussi, heureusement, le linguiste Eugène Burnouf, un des pères des études bouddhiques modernes. Et, on le sait, il a envisagé d’écrire un opéra bouddhiste, Les Vainqueurs, qui devait se passer au nord de l’Inde. Vingt ans plus tard, il dira qu’une partie des Vain­queurs a été réutilisée dans Parsifal.

C’est le philtre qui, en déclenchant l’amour-passion,
permet d’accéder à l’universel ;
son accomplissement, c’est le nirvâna
Tristan and Isolde, John Duncan (1912)

D’après Serge Gut, Tristan est l’amour, Isolde est la mort, et tous deux sont envelop­pés dans le nirvâna. Le mot « und », dans le titre, est très important. Dans le duo d’amour du 2e acte, Isolde évoque ce « petit mot plein de douceur. Sans lui, la mort serait donnée à Tristan au travers de la vie d’Isolde ». C’est le phil­tre qui, en déclen­chant l’amour-passion, permet d’accéder à l’universel ; son accomplissement, c’est le nirvâna. Ainsi, Wagner écrit encore en juillet 1858 : « Vouons-nous à cette belle mort qui enveloppe et apaise tous ces désirs. Mourons bienheureux avec un regard lumineux et calme ». Notons qu’après l’automne 1858, il ne sera plus question de mort chez Wagner, qu’elle soit solitaire ou en couple…

Pour les hindouistes, on retrouve cette même notion avec le moksa (ou libération), terme d’un long parcours qui permet enfin d’échapper au cycle des réincarnations. Mais on est très loin du désir de mort de Tristan, qui n’a rien à voir avec le nirvâna et son état de sérénité, de suprême disparition du désir et de dissolution dans le monde. [NDLR : La libération du corps dans le nirvâna succéde à de nombreuses existences consacrées aux bonnes œuvres, au nombre desquelles on ne compte pas l’adultère, pratiqué allègrement par le Maître comme par ses personnages…]

Denis de Rougemont, dans son ouvrage L’Amour et l’Occident, réédité de multiples fois entre 1939 et 1972, analyse deux formes d’amour : l’Éros et l’Agapè. Éros, c’est l’amour-passion, la tension inassouvissable et inassouvie, la recherche sans fin, dont l’auteur trouve une parfaite illustration dans le mythe de Tristan, depuis les troubadours du XIIe siècle jusqu’à Wagner. Tristan aime ce qui le fait souffrir ; il n’aspire à aucun repos. L’Éros ne peut trouver son accomplissement que dans la mort, alors que, dans l’Agapè, ou l’amour-possession, on aime l’autre et non pas l’amour en soi, qui est assouvi. Denis de Rougemont en fait le fondement de la civili­sation occidentale. Il s’intéresse au mani­chéisme, né en Perse au IIIe siècle, dans lequel l’âme – émanation de la déité « bonne » – est prisonnière du corps, qui est une émanation de la déité « mauvaise ». Le désir de mort n’est donc que la volonté de libérer l’âme de ce corps-pri­son. On retrouve cette notion chez les Catha­res ; de même, les trouba­dours chantant l’amour courtois idéa­lisent l’inassou­vis­se­ment, donc la mort et la libération de l’âme.

À l’automne 1858, Wagner doit finir son opéra, mais son rapport à la mort s’est inversé. Il voit la mort débouchant sur une autre vie. Il est intéressant de rappeler que, pour un concert, Wagner composa une fin au prélude initial en reprenant le thème de la « transfiguration », ce qui laisserait entendre que le destin d’Isolde était déjà annoncé depuis le début. Qu’arrive-t-il réellement à Isolde, dans cet ultime et magnifique Liebestod ? Rien n’est très clair… ce qui ouvre un large champ des possibles à tous les metteurs en scène !

Anne Hugot Le Goff