Conférence donnée par Christian Merlin,
le 14 octobre 2018, au Cercle National Richard Wagner – Paris
« Ah, c’était bien mieux avant ! » – « Ben oui, de toutes façons, on n’a plus de chanteurs wagnériens ». On a entendu ça, il y a quelques années, à propos du chant français ; on l’entend à propos de Verdi. Pourquoi les amateurs d’opéra (et tout particulièrement d’opéra wagnérien) se complaisent ils dans une dystopie passéiste ? À vivre avec le passé, on oublie qu’il y a de très belles choses aujourd’hui, et qu’il y en aura d’autres demain. Peut-être peut-on l’expliquer par la prégnance de nos jeunes années, quand on a découvert l’opéra, sur la scène ou sur le tourne-disques. On ne trouvera jamais aussi bien que ceux qui nous ont fait toucher au bonheur de la musique. Et, quand on est habitué à un type d’interprétation, on a tendance à s’y tenir. [NDLR : mon père écoutait un 78 tours de Georges Thill avec, sur une face – l’autre étant consacrée au grand air d’Alceste –, le récit du Graal. Il m’a fallu du temps pour accepter de l’écouter… chanté en allemand]. Avec beaucoup de superbes extraits, ainsi que d’autres, pour nous faire rire (ou pleurer), venant en droite ligne de la petite boutique des horreurs, Christian Merlin a su nous persuader qu’une telle position est absurde…
L’écoute à l’aveugle, que Christian Merlin a pratiquée, en particulier, à La tribune des critiques de disques, amène à l’humilité : que de fois ont été éliminées des versions censées être de référence. L’histoire de l’interprétation se renouvelle sans cesse.
Si cependant on veut croire à un « âge d’or wagnérien », il se situerait dans les années 20-30. La figure de Lauritz Melchior, colosse à la voix aussi gigantesque que lui-même, mais aussi égale, homogène, ronde, jamais criarde, a immortalisé le prototype du ténor héroïque. Avec Kirsten Flagstad, ils ont formé un couple inoubliable. Mais, dès la génération suivante, les successeurs ont semblé plus faibles. C’est Wolfgang Windgassen qui a fait les beaux jours de Bayreuth dans les années 50-60 ; Wieland Wagner prétendait que, sans lui, Bayreuth aurait dû fermer. Pourtant, on entend ses limites (nous écoutons la même scène de la forge de Siegfried avec les deux interprètes). Venu d’une troupe où il chantait les ténors lyriques, Windgassen n’était pas réellement un ténor héroïque. À part lui, on entendait beaucoup Hans Beirer, qui chantait partout, y compris à Paris, et qui nous semble maintenant insupportable. Et on peut considérer qu’Astrid Varnay et Martha Mödl étaient comparables à Flagstad, car, ce qu’elles pouvaient perdre en puissance, elles le gagnaient en subtilité.
S’il faut parler d’un âge de maillechort, ce serait les années 70-80. Le Ring mis en scène par Patrice Chéreau, par exemple, qui a renouvelé la vision de l’opéra, souffre d’une insuffisance de chanteurs. Le séduisant Peter Hofmann à été utilisé comme ténor héroïque sans en avoir les possibilités.
Et maintenant ? Dominique Meyer, qui dirige, depuis huit ans, l’opéra de Vienne, dit qu’il est actuellement très difficile de trouver des chanteurs verdiens, mais que ça n’est pas le cas pour les wagnériens. Qui ne voit que Jonas Kaufmann et Anja Harteros prendront part parmi les couples mythiques, aux côtés de Melchior-Flagstad ? On regarde la scène de la chambre dans le Lohengrin de Munich : présences incandescentes, maîtrise du style, intelligence de l’incarnation, caractérisation vocale et scénique, formés chez Mozart, ils ont tout. Jonas Kaufmann incarne la « voix allemande » selon Wagner. Klaus Florian Vogt, avec son émission blanche, céleste, est son exact opposé ; il faut une certaine accoutumance pour l’apprécier. Voilà deux voix aux identités très particulières. L’un excellera à caractériser un personnage tourmenté (comme chez Claus Guth, par exemple) ; l’autre, un être plus surnaturel, plus évident dans des mises en scène traditionnelles. Que diable, pourquoi choisir ?
Si, maintenant, on s’intéresse aux voix graves, on rencontre, à nouveau, des voix avec une science des nuances et du texte, venues du lied, comme Dietrich Fischer-Dieskau, mais sans avoir cette accentuation excessive des consonnes qui le caractérisait : Matthias Goerne, Christian Gerhaher. Cette éducation de la mise en valeur du mot et de la musicalité, apprise par le lied, est indispensable pour Wagner. Un domaine où, oui, il y a un manque, c’est celui des basses profondes, celles qui possèdent le mi grave du Grand Inquisiteur. Mais nous avons de magnifiques basses chantantes, comme René Pape, qui n’a pas le déploiement sonore de Kurt Moll, mais une noblesse vocale inégalable (scène du troisième acte de Tristan).
Et les orchestres ? Là, il faut rappeler qu’il n’y a pas d’esthétique normalisée, et qu’à toutes les époques, il y a eu des interprétations très différentes. Dans les années 60, Hans Knappertsbusch était lourd, et Clemens Krauss rapide. Actuellement, Christian Thielemann s’inscrit dans le sillage de Karajan, et donne un Wagner très germanique, avec un son large et dense. Quand il arrive à Paris, Philippe Jordan a le projet de monter un Ring, absent de l’Opéra depuis 1957. Il va, au contraire, plutôt que de contraindre l’orchestre à aller au rebours de ses qualités, exploiter la personnalité sonore française, donnant ainsi un Wagner plus léger, plus lumineux, plus poétique. Une fois encore, pourquoi ne pas apprécier ces deux interprétations ?
Et puis, il y a ceux qui ont toutes les qualités à la fois, comme Kirill Petrenko, que nous avons vu à Lyon, et qui va succéder à Sir Simon Rattle à l’Orchestre philharmonique de Berlin. Tout jeune, à Meiningen (où dirigea Hans von Bülow), Petrenko a assumé son premier Ring. Introverti, refusant d’assurer plus de cinquante représentations par an pour ménager sa santé physique et mentale, il réunit toutes les qualités : sensuel et intellectuel, délivrant un son à la fois détaillé et global, fanatique du détail, mais donnant une grande impression de liberté au concert… Pour le moment, il a très peu enregistré, mais on peut le retrouver sur internet, au Digital Concert Hall.
Anne Hugot Le Goff