Conférence donnée par Gloria Curé,
le 10 mars 2019, au Cercle National Richard Wagner – Paris
Les sources des opéras de Richard Wagner sont multiples : bibliques, grecques, germano-scandinaves, bouddhiques. Et le poète tragique grec Eschyle (VIe siècle avant J.C.) est pour lui un modèle d’« Art Total ».
De Tannhäuser à Parsifal, les sources historiques font place à des sources poétiques et légendaires empruntées à de grands poètes médiévaux allemands et, plus largement, européens de statuts variés : Jongleurs, Vagants, Clercs, poètes itinérants à la vie agitée, célébrant : Wein (le vin), Weib (la femme), Würfel (les dés), composant en langue commune, et non en latin.
Les Minnesänger, ou poètes chantant l’Amour, peuvent souvent bénéficier de la protection d’un grand seigneur après avoir voyagé en Italie, en France, en Allemagne. Ce sont des poètes lyriques, car ils sont récitants et musiciens, s’accompagnant à la lyre ou à la vielle. Ils deviennent des poètes de Cour, d’où l’appellation de « Poésie Courtoise ». On les appelle « trouvères », de langue d’oïl, dans le nord de la France, et « troubadours », de langue d’oc, dans le sud. Traitant d’un lieu commun, l’Amour, ils doivent « trouver », pour l’exprimer, les moyens stylistiques originaux qui les distinguent de leurs concurrents. Leur biographie est souvent obscure. Tel le poète Tannhäuser, plus ou moins légendaire, célébré comme le héros qui vécut dans la montagne aux côtés de la déesse Vénus.
Walther von der Vogelweide (1170-1230) fut le protégé du seigneur Hermann de Thuringe. Il célèbre l’amour dans un cadre champêtre. La Dame de haut rang (souvent inspiratrice ou dédicataire) devient alors une jeune paysanne.
Gottfried von Straßburg (XIIe siècle) écrit le Breuvage d’amour. Tristan et Iseult boivent par erreur un philtre d’amour ; entrelacement des trois thèmes : la Mer, l’Amour, la Mort , qui deviennent des lieux communs.
Le Chant de croisade entrelace les thèmes de la Religion et de l’Amour. L’aimée sera-t-elle fidèle ? D’autres textes font apparaître « les âcres traîtres », toujours prêts à dénoncer les amants adultères, ou peignant la cruelle indifférence de la Dame.
En France, le poète occitan anonyme de la Fleur inverse s’incarne dans le rôle de l’amoureux transi dont la souffrance se transmue en douloureuse Joie.
Sans oublier, pour la sphère bretonne, la poétesse Marie de France, vers 1160, qui compose des lais, courts récits empruntés à la tradition populaire orale, tel Lanval, et qui chante l’amour total, don du corps et de l’âme.
Wolfram von Eschenbach (1170-1210), que Richard Wagner lut en allemand moderne, compose des poèmes appelés aubes, peignant la séparation douloureuse des amants au lever du jour, et un Parzival en partie inspiré du poète champenois Chrétien de Troyes (1135-1173) et de son roman d’éducation inachevé : Perceval le Gallois ou Le conte du Graal. Un jeune rustre, fils de chevalier, y apprend les règles de la Courtoisie. On y voit paraître trois objets étranges : une lance qui saigne, un tailloir en argent et un graal diffusant « une si grande clarté que les chandelles en perdirent leur éclat. ». Ils prendront, plus tard, une signification religieuse chez Wolfram von Eschenbach, qui nous conte, tout d’abord, les amours et les aventures de Gamuret, père de Parzival. Forgé par les épreuves, Parzival devient le roi du Graal, élu de Dieu, père de Lohengrin.
Mais c’est à d’autres sources que puisa Richard Wagner pour Tristan et Isolde. La légende est d’origine celtique, mais elle fut connue grâce à deux poètes : Béroul et Thomas, l’un normand, l’autre anglo-normand. Leurs romans comportent des milliers d’octosyllabes. Le premier multiplie les aventures pathétiques des deux amants : Tristan est condamné au bûcher, Iseut va être livrée aux lépreux ; le second nous dépeint la torture morale de Tristan qui ne peut plus supporter le mensonge. La mort des amants inspira Richard Wagner.
N’oublions pas le poète allemand Hans Sachs (1494-1576), personnage-clé des Maîtres chanteurs, né à Nuremberg, cordonnier-poète à l’œuvre considérable, chants poétiques, pièces de théâtre ; il est solidaire des pauvres et des victimes, chantre du petit peuple.
L’intérêt de Richard Wagner pour le Moyen-Âge s’inscrit dans la réhabilitation, au XIXe siècle, d’une époque méprisée pendant plusieurs siècles. Romans historiques, livrets d’opéras, études philologiques (les frères Grimm), contes populaires, publications en langue moderne des poèmes médiévaux en témoignent. Richard Wagner s’abonne à la Revue des Antiquités allemandes. De plus, plusieurs Minnesänger deviennent des personnages de ses opéras, porte-parole de ses idées esthétiques (couleur locale, mélange des genres) politiques et philosophiques. Mais cette adaptation se fait avec beaucoup de liberté et d’audace. Si Wolfram chante un amour idéalisé, Tannhäuser lui oppose, avec fougue, un amour sensuel et partagé.
Ce critère de liberté s’applique aussi au personnage d’Isolde. Elle veut, par vengeance, partager avec Tristan le philtre de mort ; à l’acte II de l’opéra, en jetant la torche à terre, elle fait régner la nuit, appel à la venue de Tristan. À l’acte III, Tristan mort, elle se libère des contingences terrestres pour n’être plus qu’une essence : « Volupté suprême » (derniers mots de l’opéra).
Ce concept de liberté s’applique également au personnage de Hans Sachs. Adjuvant de Walther et d’Eva, il exprime l’exigence de la liberté de choix en amour, du respect de l’inspiration maitrisée par des règles et du rôle actif du peuple, devenu juge.
Mais, que retient Richard Wagner des poètes médiévaux, lorsqu’il crée le personnage de Parsifal dans son œuvre ultime ? Comme chez Chrétien de Troyes, c’est un rustre brutal qui se présente à Montsalvat, chez les gardiens du Graal… Comme chez Wolfram, il mûrit dans les épreuves, jusqu’à devenir l’élu de Dieu. Mais c’est dans le roman médiéval La Quête du Saint Graal que Galaad, le chevalier vierge, sera sanctifié en connaissant les secrets du saint Vase (XIIIe siècle), que nulle langue ne peut décrire.
Alors, chez Richard Wagner, Parsifal connait-il la même consécration ? Résistant aux tentations de la chair, et devenu le siège de la compassion, c’est à travers des signes que se manifeste son élection : « la lance qui saigne » s’offre à lui, échappant au magicien Klingsor. La dernière scène de l’opéra Parsifal est une lente accession au monde de la transcendance, que ni la parole ni la musique ne peuvent évoquer. Pour peindre l’ineffable, Richard Wagner choisit le silence.
Gloria Curé