Le wagnérisme en France – César Franck et les autres

Conférence donnée par Jean-Paul Bettendorff,
le 13 mai 2019, au Cercle National Richard Wagner – Paris

 

Le wagnérisme est un mouvement fran­çais qui a fortement imprégné l’esthétique musi­cale aux débuts de la Troisième République. À ne pas confondre avec le wagnerianisme, phéno­mène typiquement allemand, qui utilise certains écrits de Wagner pour propager des idées pan­ger­manistes et racistes.

La conférence se divise en deux parties : dans la première partie, l’évolution du wagné­risme au fil du temps est discutée ; la seconde partie est une présentation de tous ces musi­ciens français qui, de la génération de César Franck ou élèves de celui-ci, ont subi, de bon ou de mauvais gré, l’influence du maître.

1 L’évolution du wagnérisme au fil du temps

1.1 Le protowagnérisme, avant 1860

C’est Charles Baudelaire qui, le premier – avec Franz Liszt, évidemment –, prend la défense de Wagner. D’autres poètes suivront, Gérard de Nerval, qui assiste à Lohengrin, Catulle Mendès, qui, après les calamiteuses représenta­tions de Tannhäuser à Paris, défend l’œuvre là où les autres critiques ne voient que chaos musical et cacophonie…

1.2 L’époque pionnière, 1861-1883

Quatre grands orchestres parisiens contri­buent à faire connaître l’œuvre de Wagner : la Société des concerts du Conservatoire, l’Orchestre Pasdeloup, l’Orchestre Colonne et l’Orchestre Lamoureux, qui se concentre sur le maître. Mais arrive le conflit franco-allemand de 1870, et les orchestres hésitent à continuer à jouer Wagner, d’autant que celui-ci produit des écrits violemment anti-français. Les Concerts Lamoureux doivent arrêter leur programmation.

Monument à César Franck
square Samuel Rousseau à Paris

En 1871 est fondée la Société nationale de musique par Camille Saint-Saëns, avec César Franck, Jules Massenet, Gabriel Fauré, Henri Duparc… dans le but de promouvoir la musique française. Sa devise est « Ars gallica ». Le jeune régime républicain inscrit les anciennes légendes celtico-gauloises aux pro­gram­mes scolaires ; on inculque aux enfants le sentiment d’être de descendance « gauloise » ; le retour à la mode des légendes celtiques va paradoxalement ranimer l’engouement pour Richard Wagner, et la plupart des fondateurs de la SNM deviendront wagnériens. Après Tristan, comme on le verra, toute une génération de com­positeurs se lance dans la composition d’œuvres lyriques inspirées des mythes médié­vaux d’origine celtique, que Debussy qualifiera d’insipides.

1.3 Le wagnérisme triomphant, 1883-1914

En 1885, ce sera la création de la Revue wagnérienne, par Édouard Dujardin et Houston Chamberlain (entre autres), deux ans après la mort de Wagner. C’est aussi la période du wagnerianisme francais, utilisant les articles sulfureux du maître. Vincent d’Indy, antisémite, rend les compositeurs juifs incarnant le « Grand-Opéra à la française » responsables de la judéisa­tion de la musique en France.

Lohengrin est représenté pour la première fois à Paris en 1887, dans la traduction de Charles Nuitter. C’est un gros succès, et les billets se vendent 50 fois plus cher au marché noir. En 1895, c’est Tannhäuser qui triomphe à l’Opéra de Paris.

1.4 Au XXe siècle

Le Ring est représenté à l’Opéra de Paris en 1911, quand André Messager en est le directeur (les chefs sont Arthur Nikisch et Felix Weingartner), avec un grand succès, même si Claude Debussy qualifie Wagner de « coucher de soleil qu’on a pris pour une aurore », et si, de son Allemagne, Nietzsche fulmine contre son ancien ami, artiste typique de la décadence.

Rita Strohl (1865-1941)

La compositrice Rita Strohl, malheureuse­ment bien oubliée à l’heure actuelle (mais on peut trouver Jeux De Naïades, entre autres, sur You­Tube), fonde le théâtre de La Grange, à Bièvres, où se retrouvent des wagnériens com­me Odilon Redon, qui vit dans cette peti­te ville et y a réalisé les vi­traux de l’ab­baye.

En jan­vier 1914, on peut, enfin, lé­ga­le­ment re­pré­senter Parsi­fal. L’opéra est donné le 2 janvier à la Monnaie de Bruxelles, et, le 4, à Paris, sous la direction d’André Messager. Mais, le 3 août, l’Opéra ferme ses portes… Toutefois, pendant la guerre, Wagner continue à être joué.

En 1932, Tris­tan et Isolde est enfin repré­senté en alle­mand à Paris, sous la direction de Wilhelm Furtwängler. Dans les années sombres qui vont suivre, on ne peut nier que les écrits de Wagner ont aussi nourri le fas­cisme français.

2 César Franck et les autres

2.1 César Franck

César Franck, né à Liège, est d’origine allemande, et donc nourri par Bach et Beethoven, plutôt que par la musique française ou italienne. Il rentre à quatorze ans au conservatoire de Paris (sa famille s’est installée dans la capitale, que César ne quittera plus). Dès ses débuts, ses « trois trios » sont appréciés, surtout en Allemagne. Il fera la plus grande partie de sa carrière comme organiste à Sainte-Clotilde, sur un magnifique Cavaillé-Coll.

Il compose des oratorios, comme Les Béatitudes ou Rédemption (qui évoque la musi­que de Wagner), des poèmes symphoniques comme Le Chasseur maudit, et sa grandiose Symphonie en ré, dont la forme cyclique rappelle le principe des leitmotivs. Il n’a jamais rencontré Wagner, mais a sans doute entendu Rienzi, puis écouté les œuvres du maître aux concerts Pasdeloup. Par contre, il a rencontré Bruckner, à Notre-Dame de Paris. Ces deux là, grands organistes, mais modestes et introvertis, avaient tout pour s’entendre !

Franck manie très bien les effectifs orches­traux importants et les chœurs, malheu­reu­se­ment, il ne sait pas choisir de textes à la hauteur de la musique… C’est un professeur remarquable ; parmi ses élèves, il y aura Augusta Holmès.

Sa sonate pour piano et violon a-t-elle été choisie par Marcel Proust, pianiste amateur, comme modèle de la sonate de Vinteuil, avec sa « petite phrase musicale », et sa forme cyclique typiquement wagnérienne ? Certainement, par élimination, car cela ne peut être ni la sonate de Fauré, ni celle de Saint-Saëns, dépourvues de « petite phrase »…

2.2 Les autres

César Franck s’est laissé entraîner dans le maelstrom wagnériste, tout comme bien d’autres compositeurs français, et, en particulier, ses élèves aux classes d’orgue : Lalo, Chabrier, Massenet, Fauré, ou encore d’Indy, Chausson, Duparc, Ropartz ou Lekeu, qui sacrifient tous au wagnérisme ambiant.

Claude Debussy est un cas à part, bien que lui aussi ait participé aux classes d’orgue de Franck, et ait été deux fois à Bayreuth. Mais, tout en voulant sortir de cette grande ombre, son style impressionniste ne dissimule cependant pas complètement ses influences wagnériennes, comme, par exemple, dans certains passages de Pelléas.

Gabriel Fauré assiste à deux Ring (à Cologne), mais, comme Debussy, il veut résister ! Il composera bien un opéra, Pénélope, mais cet organiste, et spécialiste de la petite forme, est dépourvu de tout sens dramatique…

Parmi les victimes plus consentantes de Wagner, on peut citer Édouard Lalo et Emmanuel Chabrier. L’opéra Le Roi d’Ys de Lalo, au scénario typiquement wagnérien, a connu un grand succès.

Même si Chabrier est passé à la postérité pour ses pièces pour piano hispanisantes, il est un grand admirateur de Wagner – Tristan l’a bouleversé – et son opéra Gwendoline, sur un livret de Catulle Mendès, est typiquement wagnérien. Gwendoline sera refusé à Paris, mais représenté à la Monnaie de Bruxelles.

Enfin Jules Massenet, lorsqu’il écrit Esclarmonde, sacrifie, lui aussi, au genre légendaire…

Autour du Piano de Henri Fantin-Latour (1885)
représentant « les Wagnéristes »
dont Emmanuel Chabrier (au piano) et Vincent d’Indy (en haut, à droite)

Si nous passons maintenant à la généra­tion des élèves de Franck, on peut considérer Le Roi Arthus d’Ernest Chausson comme le plus grand opéra wagnérien français ! Chausson mettra neuf ans à en venir à bout, luttant, lui aussi, contre trop de présence du défunt maître… « J’ai beau fuir, il est toujours là ! »

Certains parmi cette génération talen­tueuse ont connu un destin tragique, ou, tout au moins, difficile. Albéric Magnard, jeune homme fortuné, élève et ami de Vincent d’Indy (bien qu’ayant des opinions politiques totalement différentes !) mourut en 1914 en défendant son château contre une patrouille allemande. Il laisse, ente autres, quatre symphonies grandio­ses, et un opéra inachevé, Guercœur.

Les trois derniers élèves de Franck sont Duparc, Lekeu et le Breton Ropartz. Henri Duparc, qui, lui aussi, fit le pèlerinage à Bayreuth, doit arrêter la composition, pour cause de maladie, à 37 ans. Mais il nous a laissé des mélodies inoubliables, comme L’Invitation au voyage, sur un poème de Baudelaire.

Guillaume Lekeu meurt de typhoïde à 24 ans. Sa dernière œuvre, un adagio pour cordes, est très belle et annonce La Nuit transfigurée.

Guy Ropartz, ami de Magnard, a terminé l’opéra Guercœur.

Enfin, il faut bien dire quelques mots de Vincent d’Indy, antirépublicain et antisémite, qui avait une profonde admiration pour Wagner. Il a été un grand théoricien musical et professeur, cofondateur de la Schola Cantorum. Il a contri­bué à faire revivre des compositeurs de musique ancienne. Dans son opéra Fervaal, on retrouve la mythologie des chevaliers, druides et sorcières…

Anne Hugot Le Goff