Conférence donnée par Élisabeth Brisson,
le 9 février 2020, au Cercle National Richard Wagner – Paris
En mai 1849, sur les barricades de Dresde, Wagner, qui était présent, fut interpelé par un combattant heureux que « la belle étincelle divine de la joie se soit enflammée », l’incendie du vieil opéra de Dresde provoquant un étrange plaisir chez Wagner : cette interpellation et ce sentiment ne symboliseraient-ils pas la dimension essentielle, radicalement bouleversante, de la musique de Beethoven sur Wagner ? Et, a contrario, cet enthousiasme de Wagner n’aurait-il pas imposé une vision de Beethoven orientant largement sa réception ?
Comme toutes les biographies de Wagner (fortement dominées par ses propos autobiographiques) insistent sur l’importance de la rencontre du jeune homme avec la musique de Beethoven, puis sur le rôle décisif de Wagner chef d’orchestre (à Dresde, à Bayreuth) pour la diffusion de la Neuvième, la conférence vise à examiner les relations réciproques des deux musiciens sous l’angle de ce que chacun a fait à l’autre.
I/ L’importance du choc Beethoven qui détermine la vocation de Wagner, compositeur
Par-delà les variantes du choc Beethoven raconté par Wagner à sept reprises (dont la nouvelle de 1840, Une visite à Beethoven, devenue Pèlerinage dans la version allemande de 1841), il y a la réalité des partitions recopiées dès 1830 (de la Cinquième, de la Neuvième, de l’ouverture d’Egmont), ainsi que celle de la transcription de la Neuvième pour piano ; et il y a l’année 1828, qui revient sans cesse dans ses souvenirs, année de la découverte de qui était son père, né en 1770, comme Beethoven. Et il y a la programmation des concerts du Gewandhaus : Wagner y a bien découvert des symphonies de Beethoven ; et il a bien été impressionné par la chanteuse Wilhelmine Schröder-Devrient, mais ce n’est pas en 1829, dans Fidelio, c’est en 1834, dans Romeo de Bellini ! Cette confusion servait à la fois sa filiation symbolique avec Beethoven et sa volonté de faire admettre que, tel Siegfried, il ne devait rien à personne dans sa formation musicale, surtout pas à sa sœur Rosalie, actrice, musicienne qui, en fait, lui a fait découvrir la musique, et en particulier Fidelio.
Dans tous ses postes de maître de chapelle (Magdebourg, Königsberg, Riga, Dresde), Wagner a dirigé des symphonies, des ouvertures de Beethoven, ainsi que Fidelio. Et il a composé les rôles d’Adriano de Rienzi, de Senta du Hollandais et de Vénus de Tannhäuser pour Wilhelmine… en s’inspirant de Leonore.
II/ La Neuvième et la religion de la musique
C’est à Dresde, en 1846, que Wagner décide de créer la Neuvième le dimanche des Rameaux, en faisant précéder le concert d’une véritable campagne de presse, comprenant un programme explicatif de la symphonie, si difficile à comprendre ! Son commentaire s’appuie sur des extraits du monologue de Faust de Goethe, ce qui permettait d’associer deux grandes figures de la « culture allemande ».
L’interprétation de Wagner est à l’origine de l’utilisation de cette Symphonie comme « l’évangile humain de l’art de l’avenir » mis au service de la religion de l’art : le violoniste Joachim, puis Klimt et Klinger ont contribué à la diffusion de cette façon d’envisager cette œuvre.
III/ Instrumentalisation de Beethoven pour démontrer, affirmer la supériorité de l’art allemand
Alors que les Maîtres chanteurs magnifient l’art allemand, la publication intitulée Beethoven, en 1870, démontre le rôle primordial de Beethoven dans la supériorité de l’art allemand, facteur de régénération de la civilisation (ce que les nazis ont retenu pour inscrire leur idéologie dans le passé de la culture allemande !). Pour soutenir sa démonstration, Wagner a recours à Schopenhauer, pour qui le musicien exprime la sagesse la plus élevée dans un langage que la raison ne comprend pas. Wagner s’appuie également sur sa propre théorie du rêve expression du monde intérieur qui se communique par l’ouïe. Wagner a vu dans la surdité de Beethoven cette attention à la vie la plus intérieure, exempte des perturbations du monde extérieur.
Dans ce texte Beethoven, Wagner fait de Beethoven l’incarnation de l’essence de la musique, certes d’abord instrumentale, mais qui trouve son accomplissement dans l’introduction de la voix et dans la mélodie continue (le finale de la Neuvième et le Quatuor op. 131 confirmant son affirmation).
Si Wagner a « wagnérisé » la réception de Beethoven, depuis les années 1960, les compositeurs et les historiens de la musique cherchent à déconstruire cette image, comme l’atteste le film de Kagel, Ludwig van, en 1970.
Élisabeth Brisson