Première Année de Pèlerinage
Cent cinq millimètres de longueur pour cent deux de largeur ; un poids n’excédant pas cent quatre-vingts centigrammes ; une épaisseur si mince qu’elle ne témoigne qu’à grand-peine de l’existence de la chose. L’acquérir relève d’une haute lutte d’au moins deux lustres – presque du combat spirituel ; le vendre vous expose aux peines les plus sévères ; se le voir attribuer est une grâce sans nom. Sans ce rectangle d’une surface de dix mille sept cent dix millimètres carrés, inutile de vouloir pénétrer dans l’enceinte sacrée, le Saint des Saints ; si vous le pliez, il s’invalide et il se peut qu’on vous le confisque pour examen tant ce document est insigne.
Comme la truffe, le caviar, le véritable chocolat, ce léger quadrilatère de papier dont le bleu délavé laisse entrevoir en arrière-plan la façade du temple vaut son pesant d’or – pardon, d’euros ! On a peine à imaginer que ce fragile laissez-passer, qui se peut perdre, être dérobé, brûler, s’envoler, tomber à l’eau, subir les outrages d’une main trop moite ou trop nerveuse – et je n’ose parler de la griffe du chat, si prompte à pétrir toute feuille imprimée ! – soit l’objet de tant de convoitises, d’approches diplomatiques, de tractations secrètes…
C’est qu’il donne accès à un royaume magique, aussi jalousement gardé que l’or précieux du Rhin par Fafner ; un royaume qui a sa religion, ses rites, son monarque en titre (la couronne passe cette année aux blondes princesses de sang), son étiquette, ses courtisans – les favoris, les jaloux, les exclus – ses us judicieux (oh, comme est bienvenue la saucisse après le premier acte et plaisant le gâteau au pavot que l’on grignote au second entracte !) ; certes le ridicule est présent mais aussi une certaine naïveté, une fraîcheur naturelle.
Voilà peut-être ce qu’il y a de plus émouvant dans le spectacle qu’offre cette foule bigarrée : on y voit pêle-mêle l’adorateur fervent et le couple mondain, les snobs méprisant la foule mais jouissant d’être remarqués par elle, les novices excités et brouillons se pressant pour ouïr la fanfare (mais se pâmeraient-ils ainsi en écoutant celle d’une quelconque ville d’eau ?), le blasé qui raconte une énième fois cette mise en scène de X dirigée par Y avec Z, qui fut l’acmé de son existence et auprès de laquelle pâlît toute production ultérieure ; ceux qui y vont par convention, l’air sagement résigné, ceux qui, visiblement concentrés, repassent mentalement leur liste de leitmotivs, celles qui n’y voient qu’un moyen d’étrenner ou de rentabiliser – selon les bourses – une robe longue au décolleté malheureusement trop plongeant, ceux qui y traînent un amant ou une maîtresse manifestement indifférents au sort d’Isolde ou de Kundry, ceux qui sont submergés par une émotion trop forte à l’idée d’entrer et de s’asseoir au bord de ce gouffre mystique si ardemment désiré…
Oui, cette foule dense et costumée est bien la même que celle de nos concerts parisiens, celle que l’on croise à Aix-en-Provence ou à Salzbourg ; pourtant, un lien secret unit ces corps revêtus de smokings plus ou moins bien coupés, de tissus féminins chatoyants ; déjà, lorsque l’on gravit la colline avec d’autres pèlerins, s’ébauchent des sourires, une reconnaissance entre adeptes d’un même culte, et à l’approche de l’heure fatidique, une sorte de fébrilité gagne jusqu’aux habitués du Festival.
C’est qu’ici on ne célèbre pas seulement l’une de plus belles formes de la musique dite classique : on vient ici en amoureux, ému, transi, anxieux, le cœur vous battant à larges coups dans la poitrine ; on va à la rencontre d’un idéal, on sait qu’il y aura un avant et un après, on désire seulement, de toute la force de son âme tendue à l’extrême, se fondre dans l’obscurité et trouver, retrouver l’image chérie, le mirage aimé. Car l’amour est ici la seule excuse et la seule raison d’être, représenté sous toutes ses formes : le premier amour y côtoie celui qui vient rendre un ultime hommage à la passion de toute une vie, et l’on est soudain seulement en présence d’hommes et de femmes venant du monde entier étancher leur soif à la source que le magicien fit miraculeusement jaillir.
Et comme cet homme aima la Musique, pour lui oser construire un lieu dépouillé de tout charme et de tout confort, dont le seul luxe est cette incroyable et fantastique acoustique ! C’est peut-être le seul théâtre au monde – avec celui de Palladio à Vicenza – qui ose faire le pari de la responsabilité de l’auditeur, de sa capacité à se concentrer : plus aucune distraction entre lui et la musique. C’est l’antithèse du Palais Garnier où, sous les dorures et les mosaïques, l’on contemple la salle, l’on admire les toilettes, l’on flirte même et l’on écoutait et écoute toujours fort peu la musique : ici n’entrent que les cœurs purs, les élus prêts à contempler le divin dans sa nudité, à accueillir dans la joie l’ultime dévoilement – le lever du rideau. Et lorsque des profondeurs s’élèvent les premières notes, on prend conscience de ce privilège : être l’un des initiés au sein d’une communauté émue, et l’on ne peut s’empêcher de croire que le Vorspiel, ce quart d’heure de recueillement musical, est une prière d’une ferveur telle qu’elle force le rideau à s’ouvrir…
C’est d’ailleurs à ce moment que se gâtent les choses, les metteurs en scène oubliant généralement l’intense rituel constitué par les diverses stations : le voyage jusqu’à Bayreuth, la montée vers le Festspielhaus, le défilé d’élégances sur le parvis, l’entrée dans le sanctuaire, la fermeture des portes dont on pousse le verrou, et l’extinction de toute lumière à l’exception de celle, faible comme une veilleuse d’église, qui monte de la tranchée sous laquelle se trouve la fosse d’orchestre, éclairant le bas du rideau gris tourterelle. Et il faut bien regretter qu’au lieu d’être l’aboutissement d’un chemin subtilement pensé, la découverte de la scène soit souvent synonyme de vacuité ou d’exagération, sans égard pour le fidèle qui, au lieu d’être transporté, se voit généralement brutalisé par de bien simplettes idées prétendument subversives et terriblement éculées !
Mais là n’est pas le plus important : ce qui l’emporte, c’est le sacerdoce, l’abnégation des musiciens et des chanteurs (“Dienen, dienen ! ») restituant la parole wagnérienne soir après soir, année après année, et, voudrait-on dire au risque de blasphémer, pour les siècles des siècles. Surtout, après un Tristan und Isolde époustouflant vocalement, Parsifal vint couronner un séjour d’une extraordinaire densité émotionnelle : pour un compositeur et chef d’orchestre, entendre une musique dans le lieu pour lequel elle fut conçue est une expérience unique, exaltante, délectable et… inspirant la jalousie !
Car je ne puis me défendre d’admirer un homme qui fit de sa vie entière un projet démesuré : du lieu de culte actif (le théâtre) au lieu de culte passif (le mausolée et la Villa Wahnfried), en passant par le romanesque d’une vie (jeune homme aux idées révolutionnaires, favori d’un monarque, patriarche respecté, sans oublier les figures du séducteur, de l’ambitieux, du théoricien) d’ailleurs relatée pas ses soins, puis par ceux de son épouse – comme Berlioz à la même époque, on rêve sa vie, on s’objective en littérature, on réécrit son histoire et on la vit à hauteur de son imagination ; mieux, je crois que ce tombeau de Wagner au centre d’un anneau de lierre bourdonnant d’insectes, répondant à la circularité de la fontaine, face à la véranda en rotonde de la Villa pourrait bien être une métaphore : aller à Bayreuth, c’est tomber littéralement dans un guêpier, un piège diabolique – un jardin de souvenirs-fleurs vénéneux – conçu par un Klingsor génial qui fut aussi un Amfortas blessé par le monde, qui voulut incarner Parsifal et qui est à présent un Titurel couché dans le caveau.
Et celui qui a un jour connu l’attraction de l’or rhénan, qui fut séduit par les ombrages du Hofgarten, celui qui pénétra le château du Roi-Pêcheur ne peut que chercher à y retourner pour y poser à nouveau la, les questions qui le hantent, pour y voir une fois encore le service sacré s’y dérouler, pour participer à la cérémonie – qui en tant qu’acteur, qui en tant que spectateur. Et ce cadeau empoisonné, cette plaie douloureuse, ce souvenir lancinant comme la vieille mélodie qui hante Tristan, ce désir de retrouver Bayreuth, voilà qu’ils me brûlent à mon tour pour toujours ; et nulle blessure n’est plus délicate, plus insupportable et plus chère.
On ne peut rendre avec justice ce qui fut si généreusement donné : à tous les membres du Cercle, et avec une pensée particulière pour Chantal et Alain Barove, Henry-Pierre Blottier et bien sûr pour Annie Benoit, je ne puis qu’exprimer ma gratitude profonde, et les assurer que telles les cloches graves et majestueuses de Monsalvat, leur bonté résonnera longtemps en mon cœur et mon âme.
Clément Mao-Takacs