Bayreuth, chaleureux sanctuaire
Je peux dire sans exagération que ce fut pour moi un été wagnérien, un été consacré au travail de longue haleine sur le Ring condensé d’Antoine Gindt et Peter Rundel, ponctué du Tristan et Isolde par La Fura dels Baus et la captation du Parsifal mis en scène par Romeo Castellucci (deux traitements radicalement différents du rapport espace/temps chez Wagner), un été qui enfin a culminé dans mon séjour à Bayreuth, où il m’a été donné de toucher directement à l’âme de ce créateur total, dont la flamme est relayée, bon an mal an, dans ce sanctuaire.
« Sanctuaire » est le mot qui vient naturellement, bien sûr, et il est difficile de le prononcer sans songer aux inévitables « marchands du temple ». Je craignais un peu une sorte de « Wagnerland » kitsch (comme Vienne et Salzbourg savent être des « Mozartlands »), mais j’ai eu la bonne surprise de découvrir en Bayreuth une petite ville possédant sa vie, sa routine, sa culture, bien sûr dynamisées par le culte wagnérien, mais sans agressivité : le magnifique théâtre des Margraves en dit assez sur la richesse culturelle de la région avant que Wagner ne s’y soit installé, et nous rappelle aussi la diffusion européenne d’idéaux culturels par le mouvement baroque bien avant le projet universaliste de Wagner. On sourira bien sûr des Walkürenstraße, Wotanstraße et autres Meistersingerstraße… D’ailleurs, on ne peut que regretter que le périphérique intérieur s’appelle Hohenzollernring, plutôt que Nibelungenring… Voilà une amélioration urbanistique pour laquelle j’invite les membres du Cercle à militer auprès du maire de Bayreuth !
Par-delà le folklore que l’on découvre en traversant la ville à pied pour gravir la Colline, c’est bien un « sanctuaire » que l’on trouve au bout du chemin : venu en simple promeneur le premier jour, il m’a été impossible ne serait-ce que de jeter un coup d’œil à l’intérieur de la salle à l’entracte de Parsifal… Me trouver une place, n’en parlons pas ! Mais ces obstacles ne m’ont pas empêché de déjà éprouver ce que ce lieu et son atmosphère ont d’exceptionnel : l’internationalité du public – chaque spectateur semble parler une langue différente de son voisin ! –, et sa passion pour la discussion, la remise en question de l’interprétation dont il vient d’être témoin, mais aussi le plaisir assumé avec lequel il se livre aux petits rituels locaux, du bratwurst à la fanfare qui annonce la fin de l’entracte, en passant par la promenade en frac ou en robe de soirée dans les jardins fleuris du Festspielhaus.
C’est le lendemain de cette première initiation progressive que j’ai, grâce à la générosité du Cercle, accédé avec mes camarades boursiers au saint des saints, et ce d’une manière privilégiée : il m’a d’abord été donné de visiter l’intérieur et les dessous du théâtre, conçus par un esprit ingénieux et visionnaire, avant de l’entendre résonner d’un son qui est aussi unique que le veut la légende, même si c’est devenu un cliché de le dire. J’y ai entendu des voix superbes avec, à côté des bêtes de scène connues (parmi lesquelles notamment Robert Dean Smith et Camilla Nylund), des voix originales comme le baryton Adrian Eröd, et la nouvelle génération que Bayreuth a l’intelligence de présenter dans ce cadre privilégié, notamment Michelle Breedt en Brangäne. L’orchestre et les chœurs excellent systématiquement, en particulier dans Tannhäuser… Dans ce dernier cas, on est frappé en contraste par l’indigence de la mise en scène, qui ne fait que plaquer sur l’œuvre les reliefs d’un précédant projet d’installation du scénographe Joep van Lieshout – et ce dispositif qui rend la scène invisible depuis les côtés est un contresens, dans une salle conçue pour contrer le modèle italien, socialement stratifié, au profit d’un théâtre démocratique, où chacun voit et entend tout de manière égale.
On peut également regretter que Katharina Wagner ait choisi d’exploiter le poids historique de cette scène pour s’y acquitter de règlements de comptes familiaux – le prétendu discours éclectique qu’elle entend produire sur l’art (les chanteurs devenus littérateurs, peintres, performeurs…) peine de surcroît à rendre digeste des Maîtres chanteurs dont la légèreté supposée m’échappe encore. Enfin, malgré la fatigue et les tics de la reprise, le Tristan mis en scène par Christoph Marthaler propose, entre un premier et un troisième actes laborieux, un deuxième acte trépidant, une véritable mise en scène des regards et de l’exhibition amoureuse qui rappelle ce que le Regietheater peut proposer de mieux à l’opéra, là où l’on en redécouvre trop souvent les limites. Il est dommage que le Festival n’aille pas au bout de cette démarche d’exploration incessante du répertoire wagnérien en proposant un surtitrage au moins en allemand, permettant au spectateur qui ne connaît pas les œuvres par cœur d’être pourtant investi par elles le temps d’une après-midi, et de saisir toute la portée de la proposition du metteur en scène, et surtout l’intrication magistrale des signifiants dans l’œuvre d’art totale.
Ces découvertes esthétiques, nourries de rencontres et de discussions passionnantes et passionnées avec d’autres boursiers de nombreuses nationalités, je les dois au Cercle national Richard Wagner, et notamment à sa présidente Madame Annie Benoit, qui a porté ma candidature avec confiance et intérêt, ainsi qu’à Madame Michèle Bessout – je veux ici l’en remercier cordialement, ainsi que l’ensemble des membres du Cercle qui m’ont attribué cette bourse, qui m’a permis de jeter un regard plus riche sur l’œuvre de Wagner, mais aussi sur les possibilités de l’opéra aujourd’hui.
Alexandre Barrière