Conférence donnée par Michèle Barbe,
le 26 novembre 2017, au Cercle National Richard Wagner – Paris
Henri Fantin-Latour (1836-1904) est considéré comme un peintre réaliste. Contrairement à son condisciple aux Beaux-Arts Edgar Degas, à son ami Édouard Manet et aux peintres de sa génération, il ne se tournera pas vers l’impressionnisme. Pourtant, en regardant ses lithographies, c’est un autre homme que l’on découvre, plus proche des romantiques allemands. C’est que, passionné de Schumann, Berlioz et Wagner, il se fixe comme mission de « traduire picturalement la musique ».
Fantin-Latour se rend à Bayreuth en 1876, et est enthousiasmé par l’« art de l’avenir ». Cependant, son approche de Wagner est bien plus ancienne, puisque sa première lithographie, en 1862, représente « Tannhäuser au Venusberg » ; en 1902, il représentera encore « Le Graal ».
Il sélectionne ses thèmes de gravures pour leur force dramaturgique, et en donne généralement plusieurs versions (de deux à quatre). Comme tout traducteur, il cherche, avant tout, à transporter l’idée essentielle de l’œuvre originale dans son art, et, s’il doit, pour cela, recourir à des réagencements (chaque langage ayant ses contraintes), la transposition n’empêche pas l’imitation de certains effets de l’autre art. Aucune traduction n’est cependant neutre, puisqu’elle demande une réappropriation de l’œuvre. Fantin-Latour propose donc aussi une interprétation personnelle de l’œuvre de Wagner.
Michèle Barbe a choisi d’axer sa conférence sur « l’évocation d’Erda », au début du 3e acte de Siegfried, dont Fantin-Latour a donné quatre versions : en décembre 1876, trois mois après que le peintre ait assisté à la représentation du Ring à Bayreuth, en 1885 (deux versions) et en 1886. Ce duo de Wotan et Erda dure environ 18 minutes, et peut être considéré comme formé d’un prologue suivi de trois parties. Notons que Wagner a écrit le 3e acte de Siegfried douze années après s’être interrompu dans la composition de la Tétralogie, après l’écriture de Tristan et des Maîtres chanteurs. Son style a évolué. Ce duo récapitule l’ensemble de la Tétralogie, à la fois par le texte et par la musique, où passent tous les thèmes principaux, et c’est aussi le moment du Ring où tout bascule : Wotan, devenu le Wanderer, accepte désormais la fin des dieux.
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Lithographie n° 1 (1876)
Sa disposition est en largeur. Elle a été inspirée par le motif du « sommeil magique ». Contrairement aux didascalies, Erda n’émerge pas d’une caverne, mais d’un abîme, au-dessus duquel elle se tient très droite, les yeux fermés. Wotan, sous son grand chapeau, vient vers elle, sa cape agitée par l’ouragan, dans un climat dramatique. La gravure est donc en rapport avec le début du duo, où le motif musical ponctuant l’invocation de Wotan traduit une grande agitation intérieure.
Lithographie n° 2 (1885)
C’est la plus grande de la série. Les deux protagonistes se tiennent sur un simple promontoire rocheux. Erda s’apprête à redescendre, son expression est grave, elle traite Wotan de parjure. L’attitude de Wotan est pleine de lassitude. Sa main est tournée vers le précipice, mais sa lance, au premier plan, prend beaucoup d’importance. Wotan est responsable de la disparition des dieux, à cause des traités gravés sur la lance. Son expression, dans la gravure, fait écho au motif des « traités ».
Lithographie n° 3 (1885)
Plus petite, elle a été réalisée pour la Revue wagnérienne, parue de février 1885 à juillet 1888, et illustrée, outre Fantin-Latour, par Odilon Redon et Jacques-Émile Blanche. Erda est en position dominante, les yeux au ciel, la main tournée vers la lumière, alors que Wotan est comme accroupi sur le côté, pointant sa lance vers Erda. On est alors plutôt ramené à la scène 4 de L’Or du Rhin, où Erda prophétise la fin des dieux. Son thème a influencé l’attitude d’Erda dans la gravure, toute tendue vers le haut. La lumière vers laquelle se tourne Erda peut symboliser l’amour qui remplacera la volonté de pouvoir.
Lithographie n° 4 (1886)
Destinée au livre d’Adolphe Jullien Richard Wagner, sa vie et ses œuvres. L’espace est strié de rais de lumière, le Wanderer s’en va vers la droite, tenant sa lance comme un bâton de voyageur, les deux figures sont équilibrées. C’est l’épilogue. Pour Wotan, l’omnisciente est devenue « l’ignorante », il n’a plus besoin d’elle, il veut la fin des dieux, « je lègue mon héritage au sublime Walsung ». Ces rayons lumineux, qui nimbent le visage d’Erda, nous font penser à l’éveil de Brünnhilde qui va suivre. Le thème musical qui apparaît est « l’héritage du monde », qui doit, d’après Wagner, « sonner comme l’avènement d’une nouvelle religion ». Ce thème, relié à la sagesse de Brünnhilde, avait été pensé pour l’opéra bouddhiste jamais écrit Les Vainqueurs. Il a inspiré la figure féminine rayonnante, avec le bras gauche largement ouvert. Les rayons de soleil, qui atteignent aussi Wotan, peuvent traduire l’illumination de sa conscience.
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On peut considérer que Fantin-Latour a eu, dès le début, le désir de faire une série qui retrace la trajectoire de Wotan, de l’ombre à la lumière, de la nuit au soleil, de l’ignorance à la connaissance (André Boucourechliev). Le rôle d’Erda est primordial, puisque c’est à cause de ses refus que Wotan s’est, lui-même, éveillé.
Une chose me surprend cependant, c’est que Fantin-Latour ait représenté Erda, la sombre, la souterraine, celle qui crée le monde en le rêvant (et pourtant, Wagner ne connaissait pas les mythes aborigènes…), de façon aussi lumineuse. Par contre, l’apparence de Wotan, déjeté, tordu (et petit à côté de la déesse !), traduit bien le côté retors et tortueux de son esprit…
Anne Hugot Le Goff