Conférence donnée par Christophe Imperiali,
le 9 avril 2018, au Cercle National Richard Wagner – Paris
J’ai quelques scrupules à écrire sur la conférence donnée par Christophe Imperiali, et qui a enthousiasmé son auditoire, car elle était ponctuée de citations excellentes – en particulier, des rosseries de la plus belle eau de l’aimable Nietzsche – et il faudrait avoir la place de les citer toutes…
Parsifal, « festival scénique sacré », donc. Mais de quelle religion s’agit-il ? De christianisme ? De bouddhisme ? Et si cette question n’était pas pertinente, ou, à tout le moins, mal posée ? C’est ce que l’orateur va nous faire comprendre.
Ce qui rattache Parsifal au christianisme, c’est, en premier lieu, la présence du Graal, vase sacré recueillant le sang du Christ. Mais, en fait, le Graal n’apparait nulle part dans les textes saints, et est né avec les légendes arthuriennes. C’est la compassion, qui est aussi la valeur-clé du bouddhisme. C’est l’idée de rédemption, mais on peut remarquer que cette rédemption est celle de la communauté terrestre, indépendante de l’au-delà. Parsifal ne se sacrifie pas : Au contraire, il devient le chef de cette communauté. C’est encore l’importance de la chasteté, ce qui rendait Nietzsche particulièrement furieux… Enfin il y a des images, Kundry, comme Marie-Madeleine, séchant les pieds du Christ avec ses cheveux.
Par contre, le deuxième acte de Parsifal abonde de motifs bouddhiques.
Les metteurs en scène modernes penchent souvent vers le syncrétisme, comme Christoph Schlingensief, à Bayreuth, ou Calixto Bieito, jouant sur le caractère hétéroclite des symboles religieux ; Dmitri Tcherniakov, à Berlin, et Claus Guth, à Zurich, sont plutôt dans une démarche « intégrative », exprimant une religiosité diffuse non directement reliée à une religion précise.
Pour répondre donc à la question du titre, il faut suivre l’évolution intellectuelle de Wagner. Dès Liebesverbot, où l’on retrouve déjà le thème de l’Amen de Dresde, il s’intéresse aux tensions entre l’amour et la loi. Dans Tannhäuser apparaît une totale dissociation entre la foi et l’autorité pontificale. Quelques années plus tard, en 1849, Wagner écrit une esquisse de « Jésus de Nazareth », où il commente des citations bibliques d’une manière assez dérangeante ; il estime qu’un mariage sans amour est plus condamnable que l’adultère ; dénonçant la thésaurisation des richesses, il réhabilite le voleur qui a pris au riche ce dont il n’avait pas besoin. C’est que Wagner est en pleine période Bakounine. Remarquons que l’antisémitisme de Wagner est largement lié à son rejet des valeurs de l’Ancien Testament.
Il est aussi influencé par Feuerbach, qui dit que l’homme a créé Dieu pour extérioriser les vertus qu’il avait en lui. Dans L’Art et la Révolution, écrit à la même époque, il oppose les figures de Jésus et d’Apollon. S’il critique le christianisme, qui n’a pas créé l’homme pour une vie joyeuse, mais l’enferme dans un cachot dans l’attente d’un monde meilleur, il épargne la figure de Jésus, car il souffrit par amour de l’humanité.
Dans Le Cas Wagner, Nietzsche diagnostique que la perspective de Wagner a changé complètement après sa découverte du monde désespéré de Schopenhauer. C’est la rupture entre les deux hommes. J’imagine bien le pauvre Nietzsche en amant trompé, voyant son « Dieu qui danse » remplacé par un Dieu qui pleure… Dans le cadre de la composition du Ring, dont la fin est bouleversée par les nouvelles orientations du compositeur, « Brünnhilde qui, selon l’intention première, devait prendre congé sur un hymne au libre-amour, en faisant miroiter à nos yeux une utopie socialiste, où « tout finit bien », Brünnhilde a maintenant autre chose à faire. Il lui faut tout d’abord étudier Schopenhauer. » Et, à propos de Parsifal, il écrit, dans Nietzsche contre Wagner : « Wagner, en apparence le grand victorieux, en réalité un décadent décrépit et désespéré, s’effondra soudain, irrémédiablement anéanti devant la croix chrétienne. »
L’amour sensuel, jusque-là au centre des préoccupations wagnériennes, ne devient plus qu’une des plus fortes manifestations de l’esclavage du vouloir vivre. Wagner doit donc étendre sa définition de l’amour de sa forme sexuée à l’amour filial, l’amour fraternel, puis finalement l’amour du genre humain tout entier : c’est, dans le bouddhisme vu par Schopenhauer, la dilution de l’individualité dans le « Grand Tout », l’effacement des frontières individuelles.
Wagner découvre donc le bouddhisme via la vision schopenhauerienne. Dans une lettre à Franz Liszt (pauvre Liszt !!), il parle d’un « enseignement sublime du bouddhisme » par rapport au dogme judéo-chrétien, qui demande à l’homme de se montrer gentiment docile sur terre, pour accéder aux douceurs de l’éternité ! Il affirme également que le christianisme ne serait qu’une branche du « vénérable bouddhisme » (et, pourquoi pas remonter à Akhenaton ?) ; en tous cas, il voit un noyau commun entre les deux religions, le message chrétien étant dévoyé par le dogme. Pour Wagner, l’amour est la seule voie de compréhension du monde. Dans cette vision, le baiser de Kundry est l’analogie du déchirement du voile de Maya. L’intelligence est secondaire, c’est la compassion qui est primordiale, et Parsifal accède à la connaissance par le sentiment.
On voit donc que Wagner a opéré un syncrétisme entre les deux religions, ce pourquoi la question du titre ne se pose pas réellement ; mais il va même aller plus loin, en pronostiquant que la religion devenue artificielle, il incombe à l’art d’en sauver le noyau, en en saisissant les symboles mythiques. « C’est uniquement grâce à la musique que le lyrisme chrétien devient un art véritable […] au sens strict, la musique est le seul art absolument adéquat à la foi chrétienne. » (Religion et art, 1881).
Parsifal est très bien reçu par les élites de son temps, saisies par ce « vertige du gouffre d’en haut » qu’évoquait Théodore de Banville. Son prestige est d’autant plus grand qu’il ne peut être vu que dans un lieu mythique ! Du Sar Péladan à Maurice Barrès, en passant par Pierre Louÿs, tout le monde se presse à Bayreuth. Il concilie, pour ces pèlerins, le besoin de croire et le refus des dogmes ; il exalte la religion de l’Art ; plus tard, Julien Gracq, qui s’étonne d’être extrêmement sensible au sacré sans avoir de croyance religieuse, constatera l’importance que Parsifal a pris pour lui… Ce qui est vrai pour beaucoup d’autres, sans doute !
Anne Hugot Le Goff