Conférence donnée par Jean-François Candoni,
le 28 mai 2018, au Cercle National Richard Wagner – Paris
En dehors de l’Allemagne et de l’Autriche, Wagner a vécu dans trois pays : la France, la Suisse et l’Italie. Avec la France, on le sait, les relations ont été compliquées ; au contraire, la Suisse a représenté un refuge, la paix de l’âme. L’Italie aussi a pu être un refuge, où il a essayé de se retrouver ; son premier séjour, de presque un mois, suit sa rupture avec Mathilde Wesendonck. Mais c’est beaucoup plus que cela : pour les romantiques allemands, à commencer par Hoffmann, qui pourtant n’y mit jamais les pieds, l’Italie est le pays de l’art, de la sensualité, à l’opposé de leur sévère Heimat, et les séjours en Italie s’insèrent dans la tradition du Grand Tour.
Goethe tout le premier a vanté l’Italie. Nous connaissons tous son très élégant portrait, dans la campagne romaine, peint par Johann Tischbein. Et puis, il y a la chanson de Mignon, kennst du das Land wo die Zitronen blühn… : « Connais-tu le pays des citronniers en fleur, Et des oranges d’or dans le feuillage sombre, Et des brises soufflant doucement du ciel bleu, Du myrte silencieux et des hauts lauriers droits ? Ne le connaîtrais-tu point ? » Notons, pour l’anecdote, que Wagner a eu l’honneur d’être peint à Palerme par Auguste Renoir lui-même… et qu’il a détesté son portrait ! (Il avait raison, il est très moche.) Cosima écrit dans son journal : « Quant au résultat très étrange, bleu-rose, Richard dit qu’il a l’air d’un embryon d’ange avalé par un Épicurien qui croit que c’est une huître. »
Pour Wagner, l’Italie est un monde fantasmé, et qui l’aurait beaucoup influencé. Mais il faut se méfier de ses mémoires : si la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende, comme aurait dit John Ford. Ainsi, il prétend que le prélude de L’Or du Rhin (pourtant, quoi de plus viscéralement germanique que le Rhin…) lui serait apparu à La Spezia, alors que, malade après une traversée en mer difficile, il se trouvait dans un demi somnambulisme ; l’accord de mi bémol majeur se serait alors révélé… Ne serait-ce pas inspiré par la création, par Raphaël, de La Madone Sixtine (rappelons que cette toile, qui se trouve à Dresde, est très importante pour les allemands) ? Il raconte également que le solo de cor anglais, au troisième acte de Tristan, vient du chant des gondoliers, dans une nuit d’insomnie. Il ne peut oublier, rentrant en gondole par une nuit sombre, ce chant du gondolier à demi-éclairé par la lune, ce gémissement qui se transforme en cri… En fait, Wagner veut se rattacher à la tradition romantique de la création par le rêve.
À part Venise, Wagner a aussi résidé à Naples et à Palerme. Remarquons que ce grand lecteur ne s’intéresse que tardivement à la peinture, sous l’influence de Cosima, qui lui fait découvrir Raphaël et le Titien. La cathédrale de Sienne l’enchante, il demande que le décor du premier acte de Parsifal s’en inspire. Quant aux ravissants jardins de Ravello, ils deviendront les jardins de Klingsor. Dans L’Assomption du Titien, d’une sensualité peu religieuse, d’après lui, il voit la transfiguration d’Isolde.
Ce qui est certain, c’est que Wagner déteste l’opéra italien, et le critique violemment. Il prétend que cette détestation viscérale vient de son enfance ; sa famille recevait volontiers les artistes, et, en particulier, l’un des chanteurs du théâtre italien, le castrat Filippo Sassaroli. Ce « géant ventru… avec sa voix de femme aigüe » lui fait horreur. Pour lui, l’opéra italien est dévoyé ; le texte et l’intrigue passent au second plan derrière la musique, les récitatifs font stagner l’action, le goût pour la virtuosité est superficiel… (ça ne l’empêche pas d’écrire, plus tard, qu’il n’y a pas assez de chant dans l’opéra allemand). Il déteste, en particulier, Donizetti ; il faut dire que, dans une période de dèche, il a effectué une transcription de La Favorite pour cornet à piston (ça doit être traumatisant…), Favorite qu’il sera ensuite contraint de diriger à Dresde.
Il ne nie pas le charme de la musique de Rossini, qu’il qualifie de fabriquant habile de fleurs artificielles, ne cherchant qu’à divertir, musique frivole, bonne pour les Viennois mais sûrement pas pour les Allemands du nord ! Et voilà qu’en travaillant sur son Lohengrin (qui sera d’ailleurs le premier opéra représenté en Italie, et longtemps le plus distribué), il doit diriger Guillaume Tell, ce qui pollue son esprit. Wagner admire la cantatrice Wilhelmine Schröder-Devrient depuis qu’il a dû l’entendre en Juliette dans Les Capulets et les Montaigus de Bellini, mais il préfère dire que c’était dans le Fidelio de son cher Beethoven…
On peut cependant considérer que les deux premiers opéras de Wagner, La défense d’aimer et Les Fées, sont encore sous influence italienne. La défense d’aimer, dont le livret est inspiré de Measure for Measure de Shakespeare, qui ne connaîtra qu’une représentation, et ne sera pas repris du vivant de Wagner, est considéré, par celui-ci, comme une erreur de jeunesse. Jouant sur les oppositions pouvoir-amour et puritanisme allemand-sensualité italienne, le livret se veut une célébration de la libre sensualité, même si la fin reste bien traditionnellement morale ! Mais le thème du carnaval, ce moment de renversement des valeurs – Goethe a parlé du carnaval romain, le plus célèbre -, est effectivement une célébration de la libération.
Les Fées est adapté d’une pièce du vénitien Carlo Gozzi (La Femme Serpent). C’est un mélange de conte fantastique et de scènes comiques, à la manière de la commedia dell’arte. En fait, Gozzi est un écrivain très prisé par les romantiques allemands, que Wagner a découvert grâce à son oncle Adolf, ami de Hoffmann et traducteur d’une pièce de Gozzi. Hoffmann dit que Gozzi devrait être un excellent librettiste d’opéra, et qu’il est étrange qu’il n’ait pas été utilisé. Ce que fait Wagner, mais en germanisant complètement le thème de La Femme Serpent, et en en gommant le côté commedia dell’arte, le côté improvisé, sans doute de peur qu’il ne prenne un aspect de Singspiel. L’influence de Gozzi va se retrouver dans le Wagner de la maturité, avec le souci de rappeler les origines populaires du théâtre. Le compositeur s’intéresse aux théâtres de marionnettes, et professe que le théâtre authentique serait d’improvisation, ce qui semble complètement à l’opposé de la rigueur wagnérienne. Cela signifie, sans doute, que, déçu par le jeu des chanteurs d’opéra (qui seraient les véritables artistes), il attend plus d’eux, et écrit, en 1872 : « exercez-vous à improviser ! » Il faut enfin constater que certaines scènes de Siegfried ou de L’Or du Rhin (par exemple, la transformation d’Alberich en serpent puis en crapaud) ont un petit côté commedia dell’arte…
Anne Hugot Le Goff