Conférence donnée par Dorian Astor,
le 18 novembre 2018, au Cercle National Richard Wagner – Paris
Theodor W. Adorno (1903-1969) est l’un des principaux représentants de l’École de Francfort, dite de la « théorie critique », qui a réuni un certain nombre d’intellectuels allemands – entre autres, Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Herbert Marcuse, Jürgen Habermas – fortement influencés par le marxisme, mais aussi par la psychanalyse, et soucieux d’utiliser la philosophie comme une arme contre le capitalisme. Mais, Adorno est aussi musicien (il a étudié avec Alban Berg), compositeur et musicologue. Il produira de nombreux textes sur la musique, en particulier sur Gustav Mahler, Alban Berg, la musique de cinéma… Et ce fameux Essai sur Wagner, que Dorian Astor va tenter de nous décrypter !
Il faut dire qu’Adorno est à demi juif, qu’il a vécu l’expérience traumatisante de la montée du nazisme, qui l’a conduit à émigrer en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis (c’est là qu’il découvrira, avec horreur, la musique industrielle de Hollywood…). Si l’Essai sur Wagner a été primitivement rédigé entre 1937 et 1939, il n’a été publié, après révision, qu’en 1952. Entre les deux, il y a eu Auschwitz… Et, « écrire un poème après Auschwitz est barbare », nous dit Adorno. Comment ne pas voir en Wagner un des pères du nazisme ?
Adorno se situe dans la lignée de la critique nietzschéenne (c’est-à-dire qu’il réduit le Wagner de la maturité au statut d’histrion nihiliste), mais avec encore plus de violence, et l’apport marxiste en sus. Il nous interroge sur les raisons pour lesquelles nous aimons Wagner. Raisons ? La « théorie critique » propose une vision pessimiste de cette rationalité occidentale, et de ses prétentions à la totalité. La raison serait devenue une arme idéologique de pouvoir.
Dans Dialectique de la Raison, écrit avec Max Horkheimer, apparaît la notion d’industrie culturelle. L’œuvre d’art à été rabaissée au rang de marchandise, c’est pourquoi nous la désirons et elle devient « fétiche ». Marx a dénoncé le « fétichisme de la marchandise ». Le plaisir que prenaient tous ceux qui se pressaient pour écouter Toscanini n’était-il pas accru par le prix du billet ? Le caractère fétiche de la musique s’accompagne nécessairement de la régression de l’écoute.
Voyons, thème par thème, la critique de Wagner, selon Adorno :
1) Son positionnement social et racial. Dans les premiers opéras, l’exigence d’ascèse morale s’accompagne d’une pulsion de destruction. Rienzi, en prétendant défendre la plèbe, veut convertir tout le peuple à la vertu : ce mélange de suffisance et de pompe est annonciateur du nazisme. Ce qui s’oppose à l’ordre est coupable et doit être détruit, le Capitole de Rienzi, comme plus tard le Walhalla. En réclamant la pitié, Siegmund le révolté reconnaît implicitement l’ordre établi. Le concept omniprésent de « lignée » peut se relier à l’antisémitisme de Wagner, non seulement exprimé dans ses écrits, mais aussi transparaissant dans la vie courante, par exemple dans ses relations avec son chef (et ami) Hermann Levi, qu’il traitait avec un mélange d’humour et de mépris. La vocation métaphysique du juif serait son auto-anéantissement ; c’est le concept que l’on retrouve chez Heidegger.
2) La recherche de l’approbation du public et l’utilisation du leitmotiv. (Dans ces deux chapitres, et les suivants, c’est le musicologue qui écrit, plus que le politique). L’approbation du public, Wagner, qui a, en réalité, l’âme d’un dilettante, la cherche dans le geste du chef tout puissant, mais c’est une autorité vide qui traduit l’impuissance : en battant la mesure, le chef bat le temps vide. Il ne s’adresse qu’à un public de bourgeois divertis. Car, en inventant cette inauthenticité du leitmotiv, Wagner a remplacé le thème par une combinaison d’idées fixes. La symphonie force le temps qu’elle maîtrise, alors que Wagner se soumet au temps : il ne domine pas le temps comme Beethoven, il ne le remplit pas comme Schubert, rien ne se passe. Par exemple, dans le prélude de Tristan, c’est toujours la même chose qui enfle et désenfle sans aller nulle part. C’est un univers musical immobile, et même régressif. La mélodie infinie ne fait que raccorder des petits motifs sans que la mélodie ne se développe organiquement. Cette faillite se traduit par le besoin des commentaires, puisque, au lieu d’incarner la vérité psychologique d’un personnage, il faut mettre dans sa bouche un récit écrit par l’auteur.
3) Sonorité orchestrale et timbres. Sur ce plan strictement orchestral, Adorno est (presque) admiratif. Si le discours est régressif, le progrès est dû à l’orchestre. La dissonance est au seuil de s’émanciper de l’harmonie, mais au seuil seulement. Wagner n’atteint pas le stade décrit par Schönberg où l’on ne peut plus parler de dissonance, puisque la consonance même a disparu. Si la dissonance est un désir inassouvi, Wagner en est réduit à la « douce souffrance », et au plaisir de l’inassouvissement. Au sein de l’orchestre, chaque instrument perd sa caractéristique individuelle. Ce qui, sur le plan politique, veut dire que chaque ouvrier (instrumentiste) perd son identité au profit de l’émanation d’un génie solitaire, le chef, le compositeur… C’est une dissimulation de la division du travail. On oublie que l’œuvre d’art est, aussi, fabriquée par des dizaines d’anonymes. Ces travailleurs sont réduits à un état de chose : ils sont réifiés. On dissimule la production sous l’apparence du produit : c’est ce qu’Adorno, à la suite de Marx et de Benjamin, appelle « Blendwerk », « fantasmagorie ».
La fantasmagorie, où il ne se passe rien, transforme le temps en espace. De même que la culture bourgeoise a figé le temps dans la pierre à travers l’architecture haussmannienne, Wagner l’a figé dans le culte de la sonorité pure, alors que c’est par la vision que passe la connaissance. Cette annihilation du temps oblige le compositeur, pour qu’il « se passe quelque chose », à introduire une composante épique, donc à recourir aux mythes, qui sont survalorisés par rapport à l’histoire. Le Venusberg, dans toute sa fausseté, est une représentation du monde de Wagner. Le rebelle de Dresde a régressé vers la fantasmagorie, celle de la révolution manquée, parfaitement incarnée par Wotan. D’ailleurs, dans les spectacles populaires de fantasmagorie, on plonge le public dans le noir… comme à Bayreuth. Derrière la prétention à l’universalisme se cache le nihilisme : plus on prétend aspirer à une grande union communautaire, plus, en réalité, on se replie sur un individu isolé ; or, seul un individu isolé peut se laisser mener docilement au sacrifice de soi. C’est cette pulsion de destruction qui conduira à Auschwitz… L’œuvre d’art totale est totalitaire.
Nietzsche reproche justement à la musique de Wagner l’annihilation de la volonté. Selon Anaximandre – et Nietzsche –, toutes choses doivent expier leur injustice en sombrant à nouveau dans le néant dont elles sont nées…
Anne Hugot Le Goff