Conférence donnée par Jean-François Pioud,
le 15 avril 2019, au Cercle National Richard Wagner – Paris
Quel plaisir que ces deux heures passées en compagnie de Luchino Visconti, personnalité fascinante, aristocrate communiste, homosexuel catholique – contradictions qui n’en sont, d’ailleurs, que pour des esprits superficiels –, celui qui aura su, plus que tout autre, unir l’image et la musique dite classique en une fusion presque surnaturelle : qui peut penser à la descente aux enfers de Gustav von Aschenbach sans entendre aussitôt résonner, dans sa tête, le sublime Adagietto de la cinquième symphonie de Mahler ?
Je pense cependant à une autre de mes idoles cinématographiques, Francis Ford Coppola, lui aussi italien (d’origine), lui aussi élevé dans le culte de la musique classique ; naturellement, je pense à ces Walkyries qui ont transformé un banal (quoiqu’atroce) épisode de guerre en une scène mythique ; mais aussi à l’utilisation magistrale de Cavalleria rusticana dans le troisième opus du Parrain (où le drame, sur scène, s’entrelace avec le drame en coulisse [NDLR]).
1 Biographie de Luchino Visconti
Pour en savoir plus : l’excellent ouvrage Visconti – Le prince travesti de Dominique Delouche (éd. Hermann).
La mère de Luchino est belle (Laura Antonelli, que le cinéaste a fait tourner dans L’Innocent, lui ressemblait), riche et cultivée ; elle a pris des leçons de chant. Son père, le duc Visconti di Modrone, aime la musique et le théâtre. Ils auront sept enfants, qui resteront tous très unis. Malheureusement, les parents se sépareront alors que Luchino n’avait que quinze ans. Il semble que le père ait été fort volage…
Le jeune garçon apprend le violoncelle, et en joue à ses copains, sans se soucier de les importuner… Il ira à la Scala pour la première fois à six ans ! La famille est proche de la famille Toscanini. Il a et gardera la foi, en dépit d’une vie peu conforme aux dites « bonnes mœurs ». « Je crois, parce que si je ne croyais pas, il serait inutile de vivre. »
Il commence par mener la vie d’un jeune aristocrate, entre dans la cavalerie, s’occupe de chevaux, poursuit, à partir de 1932, sa vie mondaine à Paris. C’est là que Coco Chanel lui fait connaître Jean Renoir. Leur culture commune les rapproche, et, grâce à Renoir, dont il devient l’assistant, Luchino découvre l’existence des classes sociales défavorisées. C’est de là que date son engagement politique (il ne sera cependant jamais encarté), d’où naitront ses trois grands films sociaux : Ossessione (son premier film, de 1943, nouvelle version de Le facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain), La Terre tremble et Rocco et ses frères. Renoir a représenté un modèle pour Visconti, en particulier en ce qui concerne le travail avec les acteurs. Un projet de Tosca, en commun avec Renoir, est interrompu par la guerre. Visconti est arrêté en 1944, et sera libéré à la libération de Rome.
Il va devenir une figure de l’intelligentsia, metteur en scène de théâtre comme de cinéma, excessif en tout, buvant trop de café, fumant trop… torturant ses acteurs, mais d’une grande générosité.
2 L’art et la méthode de Luchino Visconti
Il fera toujours beaucoup de mise en scène de théâtre, pour lui certainement pas un lieu de divertissement, mais d’« expiation ». Dès Ossessione, avec le concours de chant qui fait intervenir l’andante de La traviata, il utilise de la musique d’opéra ; puis, en 48, pour La Terre tremble, c’est Bellini ; en 1951, pour Bellissima, c’est Donizetti. Quant à Senso, il commence par une représentation du Trouvère à La Fenice.
En 1954, c’est la rencontre avec Maria Callas, et le début de son travail sur l’opéra. Il l’entend chanter Kundry, puis va la voir (il paraît que des voiles ne cachaient qu’imparfaitement les rondeurs abondantes de la Callas d’alors…). Visconti l’admire énormément ; ils se revoient quelques mois plus tard et se rencontrent chez Serafin. En 1954, c’est donc La Vestale, puis, entre 1955 et 1958, et toujours à la Scala – la diva a alors trouvé sa silhouette sublime –, La Somnambule, La traviata, Anna Bolena et Iphigénie en Tauride.
Visconti a refusé que La traviata soit filmé pour la télévision, estimant, comme beaucoup d’autres, que l’émotion de l’opéra doit passer par le contact direct. (Et pourtant ! quand nous voyons les quelques images filmées qui existent de cette traviata, comme celles de Tosca, nous pensons : quelle misère que, de cela, il ne nous reste rien… [NDLR]) Il y aura ensuite, mais sans Callas, Don Carlos, Le Chevalier à la rose et Falstaff.
Luchino apprécie le bel Alain Delon ; il le met en scène à Paris, avec sa fiancée d’alors, Romy Schneider, dans Dommage qu’elle soit une putain de John Ford. Il retrouvera cette dernière, plus tard, dans Ludwig. Puis c’est Helmut Berger – fils d’hôtelier rêvant de théâtre rencontré à Kitzbühel – qui va rentrer dans sa vie, et devenir son acteur fétiche.
Quel réalisateur est-il ? Peu soucieux d’inventer un « nouveau langage cinématographique », il recherche, avant tout, la perfection plastique. Méticuleux au point d’exiger que les tiroirs des commodes et buffets soient remplis… même si le scénario ne demande nullement de les ouvrir. À la limite du sadisme, il a des relations avec les acteurs parfois difficiles, il exige de longues répétitions. Il peut convoquer un acteur de bonne heure, puis le faire attendre… pour être sûr qu’il aura bien l’air exaspéré ! Mais, attachant une grande importance à la distribution, il sait choisir ses acteurs. Il leur demande une diction accentuée comme au théâtre, il insiste sur les regards, il insiste sur ces petits gestes quotidiens – tripoter ses lunettes, mettre la main devant la bouche – qui donnent de la consistance et de la vérité aux personnages. Il joue beaucoup sur la couleur : on se souvient de la prégnance du rouge dans Les Damnés. Et puis, le rôle de la musique est toujours très important.
Entre 1969 et 1973, c’est la trilogie allemande. Au départ, Visconti était plutôt imprégné de culture française, puis il a découvert l’Allemagne, en particulier avec Thomas Mann, qu’il apprécie beaucoup (et qui a écrit Souffrances et grandeur de Richard Wagner) ; il aurait d’ailleurs rêvé de porter à l’écran Les Buddenbrook – ça ne s’est pas fait. Ce sont trois films sur la décadence, la dégénérescence ; ce sont un pays, une famille, un héros solitaire qui sombrent. Et ce sont aussi trois films dont le personnage principal est homosexuel et malheureux, interprété par un homosexuel (Helmut Berger, Dirk Bogarde) qui peine à assumer son homosexualité.
Les Damnés est réalisé dans des conditions financières difficiles. Visconti souhaitait utiliser la musique de Mahler : on lui impose Maurice Jarre. On retrouve cependant un Wagner dépravé par le biais d’un soldat aviné qui, au terme de la beuverie homosexuelle qui va précéder la nuit des Longs Couteaux, chante, enfin beugle, Tristan. C’est le triomphe apparent de Martin, l’homosexuel ami des SS, le destructeur de sa famille – mais le spectateur sait que ce triomphe n’est pas destiné à durer. Enfin, le film rencontre un immense succès, ce qui permet à Visconti de passer à Mort à Venise.
Dans Mort à Venise, même si la musique est de Mahler – d’ailleurs, en remplaçant l’écrivain décrit par Mann par un musicien, Visconti ne veut-il pas évoquer Mahler avec sa santé si déficiente ? –, on reste à l’ombre de Wagner, mort à Venise… Et cette gondole qui transporte von Aschenbach malade n’évoque t-elle pas la Lugubre Gondole de Liszt ?
Dans Ludwig (sous titré, en français, le Crépuscule des dieux, alors que Visconti souhaitait La chute des dieux), le cinéaste brosse du couple Wagner un portrait terrifiant. Trevor Howard est un Richard plus vrai que nature, vaniteux, cynique, sans scrupules, qui manipule le pauvre roi avec la complicité de « madame von Bülow » (entre nous, la sublime Silvana Mangano est bien trop belle pour Cosima, même si elle en a le long nez… [NDLR]). Le tournage a lieu en Bavière sur des lieux historiques ; tout est authentique, le budget est donc colossal. L’arrestation du pauvre fol se fait dans les mêmes conditions (pluie battante) que l’événement historique. On retrouve la plage du suicide, sur le lac de Starnberg. Le film est présenté comme une succession de témoignages ; le discours des témoins s’oppose à celui du souverain. Ludwig n’arrive pas à accepter son homosexualité. Il voudrait bien se persuader qu’il aime Sophie, sœur d’Elisabeth, mais comment aimer une jeune fille qui massacre aussi atrocement le Rêve d’Elsa… Il veut s’abstraire de la réalité, de cette guerre absurde qu’il n’a pas voulue ; guerre incestueuse avec les cousins prussiens : nous faisons tout en commun, dit Ludwig à son jeune frère Otto, qui veut le persuader de regagner Munich, les mariages, les enfants, les guerres !
Le film nous permet d’entendre des extraits de Lohengrin, de Tannhäuser (pendant la promenade en barque sur le lac du Linderhof), de Tristan, la Siegfried-Idyll (à sa création, pour l’anniversaire de Cosima), et cette Élégie pour piano, qui accompagne le générique comme la fin du film. Cette petite pièce a été très peu enregistrée – mais, en tous cas, elle l’a été par Florence Delaage ! Et puis, enfermé dans le château de Berg, le pauvre Ludwig n’a plus, pour lui rappeler son ami Wagner, que cette boite à musique qui joue la Romance à l’étoile…
Le film est massacré au montage, en 1973 ; entre temps, en 1972, Visconti a subi une attaque qui l’a laissé hémiplégique. Il y aura ensuite Violence et Passion, et c’est en fauteuil roulant qu’il tournera son dernier film, L’Innocent.
Anne Hugot Le Goff