Conférence donnée par Hervé Oléon,
le 11 octobre 2020, au Cercle National Richard Wagner – Paris
Nous entendons souvent de savants musicologues nous parler de l’influence de Wagner sur Massenet, mais, à vrai dire, quand on a été surtout nourris de Manon et de Werther, cela ne saute pas aux yeux. Quoi de commun entre cette aventure amoureuse du temps de La Régence et les déchainements vengeurs de dieux impitoyables ? Entre ce jeune Werther, qu’on peut trouver un rien pleurnichard, et les magnifiques héros blonds et musclés d’outre-Rhin ? Eh bien, cela vient de ce que toute une partie de l’œuvre de Massenet, quasiment jamais représentée, nous est mal connue. Et Hervé Oléon réussit la gageure, en quelques extraits musicaux bien choisis, de nous faire entendre des phrases de Massenet qui auraient pu être écrites par le grand Richard, et dont la parenté avec des passages du Ring ou de Parsifal nous saute aux oreilles. Evidemment, en être privé limite, en même temps, cet article dans sa teneur démonstrative… Il est dommage que ces temps troublés aient dissuadés certains de nos adhérents.
En fait, Jules Massenet aime la diversité, et a de nombreux modèles, à partir desquels il forgera sa propre esthétique. Mais sa vie de compositeur va se situer entre deux périodes de forte tension entre la France et l’Allemagne, ce qui retentit forcément dans le monde musical.
La première rencontre – ils ne feront que se croiser –, et probablement la seule, entre les deux hommes se fait très précocement, en 1859 (il n’a donc que dix-sept ans), quand Massenet est au conservatoire : il va être recommandé au ténor Gustave Roger, devenu professeur, comme chef de chant. Gustave Roger, excellent germaniste, traduit, en même temps, des livrets, et est chargé de celui du Tannhäuser prévu à l’Opéra de Paris. À cette occasion, Massenet entend quelques fragments de Wagner, qui l’impressionnent.
En 1860, Wagner dirige trois concerts au Théâtre-Italien. Massenet y était-il ? On ne le sait pas. Mais il en a sans doute entendu parler. Hélas, en 1861, Tannhäuser doit quitter l’affiche après seulement trois représentations, victime de la cabale – le ballet est mal placé… – et de la montée du nationalisme. Mais, de son logis, Massenet entend des répétitions du tout jeune Orchestre Pasdeloup, créé en 1862.
Le jeune homme obtient le grand prix de Rome en 1863, et, en 1867, gagne le Second Prix d’un concours d’opéra organisé à l’occasion de l’Exposition Universelle, avec La Coupe du roi de Thulé. Il se revendique alors de l’esthétique wagnérienne.
La guerre de 70 met fin à toute possibilité de représentation. Ensuite règne un anti-germanisme violent. C’est alors que Massenet rencontre Pauline Viardot, qui, quelques années auparavant, a déchiffré le deuxième acte de Tristan dans son salon, avec Wagner au piano. Massenet, professeur au conservatoire à partir de 1878, commente Wagner à ses élèves : « …il apprend le métier des autres… pour Tristan il l’a trouvé ».
En 1872, Massenet est taxé de wagnérisme par certains critiques, avec Don César de Bazan ! En 1881, c’est Hérodiade : quelques harmonies sont reprises de Tristan. L’orchestre est étoffé, plus riche en cuivres et en bois ; il commence à employer le leitmotiv (motif de Salomé, par exemple).
En 1882, Massenet va à Bayreuth, et assiste à Parsifal : « miracle unique ». Il voit également Tristan, et va en Belgique, en 1883, pour le Ring. Bref, quand Wagner meurt, Massenet est un homme mûr, un compositeur reconnu. En 1884, Manon signe la mort de l’opéra-comique à la française : en remplaçant les textes parlés par des mélodrames, Massenet adopte le principe wagnérien de la continuité musicale. Il utilise aussi le leitmotiv, même s’il y en a peu (une quinzaine). Il convient ici d’insister sur la différence existant entre le leitmotiv – c’est bien ce qu’emploie Massenet – et le motif de rappel, qui existait avant Wagner, et qui est une phrase entière. La figure ci-dessous illustre très clairement ces différences.
En 1885, Le Cid propose une figure héroïque. En 1889, Esclarmonde témoigne d’une influence germanique dans l’œuvre de Massenet ; il y a aussi bien celle de Weber que celle de Wagner. Esclarmonde, reine et magicienne, peut rappeler Brünnhilde. Quant à Roland, c’est un chevalier qui arrive sur une barque lumineuse… on y retrouve des motifs wagnériens très évidents, comme l’entrée de Parsifal ou les filles-fleurs ! Cependant, l’orchestre est allégé, et le compositeur conserve des « grands airs ». Il y a cent représentations à l’Opéra-Comique. Massenet reçoit alors une commande de l’Opéra de Paris pour Le Mage. Prudent, il tente d’y concilier grand opéra français et wagnérisme, avec un résultat peu convaincant. En 1892, par l’intermédiaire du ténor Ernest Van Dyck (interprète de Lohengrin et Parsifal), Werther est créé à l’opéra de Vienne. Cosima assiste à la première, et en dit beaucoup de mal… En tout cas, avec des cuivres et des bois en instruments solistes, et une importante structure harmonique basse, on est loin d’un style purement français.
Dans les dix ans qui suivent, Massenet écrit beaucoup de mélodies, et revient à une esthétique plus française. Ce qu’il met en cause n’est pas la musique de Wagner mais son public, tout acquis et qui ne veut plus rien entendre d’autre, ce même public qui autrefois le honnissait, ces critiques qui vous toisent du haut de leur grandeur et ces femmes du monde qui ont sur leur piano la partition de Tristan – non coupée… Il dit à ses élèves : « Ceux d’entre vous qui ont trente ans seront exilés de la scène pendant vingt ans ».
En 1906, c’est Ariane, sur un livret de Catulle Mendès. Auteur de pamphlets anti-wagnériens, Catulle Mendès honnit les mythologies germaniques, pour réhabiliter les mythologies grecques, alors que Wagner en avait bien expliqué la filiation. Malgré les mauvais textes de Mendès, Ariane est alors l’ouvrage le plus wagnérien de Massenet ; d’ailleurs, les solistes le sont aussi (Bréval, Delmas, Arbell…). Vénus y est omniprésente, on y rencontre la femme salvatrice à côté de la femme de perdition ; les sirènes évoquent L’Or du Rhin, l’entrée de Phèdre et le début du Ve acte la chevauchée des Walkyries. Pendant le combat contre le Minotaure, on retrouve le leitmotiv de Fafner, et on croit entendre Siegfried avec le dragon.
Thérèse, Bacchus, Don Quichotte nous ramènent ensuite à une musicalité plus française, mais, en 1912, Roma, la dernière de ses œuvres donnée de son vivant, est d’un wagnérisme très sombre et profond. C’est l’amour interdit d’une vestale qui laisse s’éteindre le feu. Elle est jugée responsable de la défaite romaine au cours de la bataille de Cannes, et condamnée à mort. La composition est très élaborée, la musique noire et austère. Il y a de grandes montées chromatiques, de grands accords plaqués et étirés. L’entrée du père, Fabius Maximus, évoque celle de Hunding. La grand-mère, Posthumia, la fatalité, évoque Erda, avec de très grands intervalles de chant et un motif conducteur très proche. C’est un véritable manifeste wagnérien ; mais, en 1912, l’arrière-fond politique est trop prégnant, et l’accueil de l’opéra reste réservé.
Les derniers ouvrages de Massenet, Amadis, pré-impressionniste, Panurge, une « farce musicale » et Cléopâtre, avec ses accents de comédie musicale, ne seront représentés qu’à titre posthume.
Un point qui rapproche Massenet de Wagner, ce sont les rapports très étroits qu’il entretient avec le texte et le livret. Par exemple, il réécrit une partie de celui d’Ariane. Il veut également contrôler la mise en scène. Finalement, Massenet, qui n’a jamais voulu être le chef d’une école, se situant en équilibre entre deux traditions musicales, s’est retrouvé rejeté par tous, ringard pour les Wagnériens et traître pour l’école française montante. Debussy écrit, sur Massenet, « On lui reprochait de n’avoir pas assez d’admiration pour Wagner ; il eut mieux fait d’accomplir son génie dans des œuvres plus légères » et, sur Wagner, « Wagner, si l’on peut s’exprimer avec un peu de la grandiloquence qui lui convient, fut un beau coucher de soleil que l’on a pris pour une aurore ». Quelquefois, mieux vaudrait se taire…
Massenet pensait qu’après l’engouement pour Wagner, on allait revenir à des harmonies plus simples : il s’est trompé. En tout cas, il serait intéressant que les scènes d’opéra nous permettent de redécouvrir certaines de ses œuvres rares, par exemple Roma, plutôt que de nous imposer la x + unième mouture de Tosca, Traviata, Carmen…
Anne Hugot Le Goff