JUDITH GAUTIER et HAM NGHI. Quelques pages tirées de la thèse d'AMANDINE DABAT

Accueil Forums Forum JUDITH GAUTIER et HAM NGHI. Quelques pages tirées de la thèse d'AMANDINE DABAT

Mots-clés : ,

Ce sujet a 0 réponse, 1 participant et a été mis à jour par  Anne HUGOT LE GOFF, il y a 5 ans et 9 mois.

  • #2303

    Anne HUGOT LE GOFF
    Modérateur

    Pour tous ceux qui s’intéressent à la vie de Judith Gautier, ces quelques pages tirées d’une magnifique thèse d’Amandine Dabat « HÀM NGHI (1871-1944) EMPEREUR EN EXIL, ARTISTE À ALGER » montrent qu’elle a eu une vie sentimentale….. après Wagner!

    1- L’amour de Judith Gautier pour Hàm Nghi

    Judith Gautier rencontra Hàm Nghi le 12 juin 1900, par l’intermédiaire de Pierre Louÿs. Il semble que le prince et Judith Gautier se soient côtoyés à plusieurs reprises lors de l’été 1900. La première lettre de Judith au prince est datée du 6 septembre 1900 :

    « Peu de temps après avoir reçu votre lettre, qui m’apportait un peu de joie et un si gros chagrin puisque vous étiez là et ne vouliez pas me voir, je suis enfin partie pour mon ermitage à moi. Je craignais la grande solitude, et au contraire j’y suis plus calme. Il me semble n’être éloignée de vous. J’eu été quelque temps avant de comprendre pourquoi : c’est qu’ici, vous n’êtes pas venu. J’ai rompu les fils qu’avait tissée autour de moi votre présence là-bas ; dans ce grand espace, ici, je ne retrouve plus les coins complices et ma rêverie est désorientée. Mais ce n’est qu’un répit, je le crains… ou plutôt, non : je l’espère.
    L’accrostiche que je vous envoie, je l’ai écrit à Paris, puis je l’ai gardé ne sachant pas au juste votre adresse et attendant le portrait promis ! qui n’est pas encore arrivé. L’idée me vient que peut-être vous ne savez pas non plus où je suis et je me dépêche de vous envoyer cette lettre. Si le portrait est parti il m’arrivera jusqu’ici. Si non je serai ici jusqu’au mois d’octobre.
    Au revoir ! L’an prochain…
    Il y avait des mots presque… excessifs dans votre lettre… mais ils n’étaient là que pour adoucir un peu la cruauté du coup de poignard,…je l’ai bien compris. Ecrivez m’en tout de même encore !… »

    Plusieurs indices semblent indiquer que Judith Gautier aurait déclaré son amour pour Hàm Nghi lors de son séjour à Paris. Nous ignorons à quel acrostiche Judith fait allusion, car elle en écrivit plusieurs à la même période. Mais dans celui-ci, composé autour du nom « Prince d’Annam », la poétesse dévoile ses sentiments, lesquels ne sont pas partagés :

    « Parler de désespoir à Vous, quelle ironie !
    Rien ne peut attendrir un coeur si bien fermé.
    Il n’aura pas pitié de la lente agonie,
    N’écoutant que le mal dont il est consumé.
    Cependant, des douleurs longue est la litanie,
    Et la pire c’est bien de n’être pas aimé.
    De Votre exil, l’absence est une soeur jumelle.
    Aussi bien que gardé par un geolier jaloux,
    N’est-on pas le Captif d’un rêve trop fidèle ?
    N’écartez pas une ennemie à vos genoux !
    Au moins laissez-la vivre, et vengez-vous sur elle.
    Meurtrissez-là… Tout sera bon venant de Vous. »

    Le prince répondit à Judith Gautier dans une lettre datée du 20 septembre 1900 :

    « Madame,
    J’ai lu avec joie votre lettre et l’acrostiche qui l’accompagne, et comme je ne suis pas bien éloquent, même en écrit, je ne puis que vous dire Merci même pour les doux reproches dont vous m’y avez si gentillement gratifié. Vous êtes heureuse, madame, de pouvoir vous livrer à la douce rêverie, plaisir si cher aux âmes poétiques.
    C’est là un passe-temps auquel je n’ose pas trop m’adonner, de crainte que mon Pégase ne m’emporte vers des régions trop lointaines dont les amers souvenirs ne me laisseront pas que d’attrister fortement mes jours.
    Aussi m’efforcé-je au contraire à ne vivre que du présent ; exceptions bien entendu pour certains souvenirs dont je me plairai toujours à entretenir mon cœur d’acier… .
    Je vous envoie mon petit portrait en échange du Vôtre qui fait le plus bel ornement de mon modeste salon.
    Vous me reprochez dans votre lettre de n’être pas venu vous voir là-bas j’étais à la veille de mon départ quand je vous écrivis le petit billet.
    Toutes les explications étant données j’espère que vous ne m’en veuillez plus et que vous continuerez oh ! de temps à autre , à donner de vos bonnes nouvelles au petit exilé de la villa des Pins qui dépose à vos pieds ses plus humbles hommages. »

    Le prince fut aidé pour rédiger cette lettre, le brouillon n’est pas de son écriture. Il ne semble pas offusqué par les déclarations de Judith Gautier ni par ses reproches. Au contraire, il justifie ses actes et livre ses pensées. Les lettres dans lesquelles il évoque son passé sont très rares. Ses confidences devaient être à la hauteur de la confiance et de l’estime qu’il accordait à la poétesse.

    La lettre suivante de l’écrivain est datée du mois d’octobre 1900 :
    « Oh ! Quelle longue étape dans le désert du silence ! Mais que l’oasis est délicieuse et réconfortante ! Merci, pour la chère image, si impatiemment attendue, je l’ai revue avec ma douce émotion. Elle est assez fidèle, moins, peut-être, que celle gardée dans ma mémoire. Elle va augmenter le trésor de mes bien-aimées reliques, et prendre place, après celle qui m’est plus précieuse que tout, me console un peu et m’aide à vivre. Je suis bien fière d’être dans votre salon. Mais tellement envieuse aussi de ce
    simulacre !
    J’étais bien sure que l’impression d’éloignement ne durerait pas. Je me trouve plus près, à présent ; la mer ouvre une route libre, devant moi, qui va jusqu’à vous ; aussi, je la franchis, en idée vingt fois par jour et j’erre autour de ce lieu inconnu, que je cherche à m’imaginer, cette Villa des Pins, qui est devenue, pour moi, le centre du monde… Si votre coeur « d’airain » se fondait un peu, vous m’enverriez quelques croquis, qui me la feraient entrevoir. Je serais si heureuse d’avoir quelque chose de votre main ! Ne me refusez pas cette joie.
    Vous ne croyez pas sérieusement que je pusse vous en vouloir de quoi que ce soit. Quel droit aurais-je à cela ? Hélas ! Je n’ai que celui de souffrir. J’en use ; mais je ne suis pas stoïque du tout et je ne fais que gémir. C’est que cela soulage un peu, surtout en vers. Vous dites que vous ne voulez pas trop vous adonner ! … « pas trop », laisse de l’espoir. Je vous en prie, donnez moi ce bonheur de vous traduire, en vers français. Vous voyez, je suis tout le temps à solliciter des grâces… soyez en un peu plus prodigue, puisque vous avez le pouvoir de donner tant de joie. […] Moi je rentre la semaine prochaine, c’est donc 30 rue Washington que j’attendrai en comptant les heures, la prochaine ?…lettre de vous.
    Que je voudrais baiser encore vos chères mains ! »

    Judith Gautier éprouve une véritable fascination pour le prince. Il est devenu le centre du monde de la poétesse, qui a trouvé son héros, lequel se refuse à elle. Mais elle était alors âgée de cinquante-cinq ans, tandis qu’il en avait vingt-neuf.
    Elle écrivit d’autres acrostiches à son idole, comme celui-ci, daté du 9 octobre 1900 :

    « Beauté si noble en sa grâce mystérieuse,
    Ou l’on croit retrouver les traits du Bienheureux.
    Un cours pareil conduit Vos destins douloureux :
    Déçu du pouvoir, Lui, devant l’horreur de vivre ;
    Détroné, Vous, par l’homme horrible qui vous livre.
    Ham-Nghi, Sakia, grands coeurs, vous etes saints tous deux.
    A Vous, Ham-Nghi, je veux vouer ma foi pieuse ! »

    La poétesse assimile Hàm Nghi à Bouddha. Elle prête à l’un comme à l’autre une destinée similaire, la même sainteté, et déclare sa dévotion à l’exilé. Cette dévotion est aussi un amour désespéré. Elle écrit, dans l’acrostiche suivant, composé autour du nom « Teu Soune », orthographe que le prince utilisait parfois pour écrire son prénom « Tử Xuân » :
    « Trop ambitieux fut mon rêve
    En cent morceaux il est brisé
    Un regret plus aigu qu’un glaive,
    S’enfonce en mon coeur abusé
    O ! Toi pour qui je voulais etre
    Un tapis sous tes pas, pourquoi
    Ne veux-tu pas me le permettre
    Et te détournes-tu de moi ? »

    Dans une lettre datée de la même année, Judith Gautier explicite ses sentiments : « Permettez-moi de vous saluer, ici, Cher Prince, et de vous remercier du précieux souvenir que vous avez bien voulu m’envoyer. Il me rend fière et je dirais : “heureuse”, si ce mot, depuis hier surtout, ne me semblait aussi à moi excessif. C’est un talisman, une relique et aussi un lien, un contact ; quelque chose de vous, bien à moi, le seul confident de l’immense tristesse !..
    Le livre du Capitaine1217 a ajouté à ce que je savais déjà… Mais certaines pages étaient coupées, et j’ai compris pourquoi, la dernière fois que je vous ai vu, vous étiez si absent, si lointain, si glacé ! J’étais cause de cela, et j’en ai un très lourd regret.
    Pourtant je veux garder l’illusion – peut être – que notre rencontre ne vous laissera pas tout à fait indifférent ; même dédaigné, le sentiment contre lequel je me suis si mal défendue est en somme le suprême hommage ; c’est un prolongement dans une autre âme, une affirmation souveraine de la personnalité, qui n’est jamais sans un peu de douceur, pour celui qui l’inspire, aussi loin qu’il soit de le partager. Je voudrais ne pas me tromper…
    Je vais à l’exposition tout à l’heure ; mais je ne la visite plus du tout elle n’est pour moi qu’un lieu de pèlerinage.
    Pardon de vous fatiguer d’un si long griffonnage. Je voulais seulement vous dire que ma pensée vous a suivi, qu’elle flotte autour de vous et qu’elle y restera toujours, discrète et fidèle, si vous ne la chassez pas. »

    Judith Gautier et le prince avaient visité, ensemble, l’exposition universelle de 1900. L’amour de la poétesse envers lui était lié à son amour pour le Vietnam, ainsi qu’elle le décrit dans cette lettre : « Vous avez compris quel intérêt passionné m’inspirent les choses de votre pays, et de quel prix est, pour moi, la faveur d’en pouvoir parler avec vous. Je vous remercie de tout mon coeur de vouloir bien me l’accorder. »

    Le 3 janvier 1901, Hàm Nghi lui envoie ses voeux : « Que l’année qui commence vous comble tous vos voeux ; les miens sont par trop irréalisables, […] […] / Il y a bien longtemps longtemps que je n’ai eu le plaisir de goûter me délasser dans la lecture d’une charmante et spirituelle correspondance. Le Nouvel An me le procurera-t-il ? peut-être. » Il aimait recevoir les écrits de Judith Gautier, qu’il tenait en très grande estime. Dans une lettre datée du mois de janvier 1901, la poétesse précise la nature de son amour pour lui :

    « Merci de tout coeur de vos bons souhaits ; mais presque autant que les votres, mes désirs secrets sont irréalisables, et, sauf quelques uns, tout récents, ils ne sont, pour ainsi dire, pas de ce monde. Un rêve m’avait avertie que votre lettre était en route, et je me demande, avec surprise, quel lien étrange m’attache ainsi à vous ! Il me semble quelque fois que l’âme de votre peuple s’est incarnée en moi – l’essence de tout un champ de roses tient dans un étroit flacon – tout l’amour qu’il vous doit, c’est moi qui l’éprouve et il y a là de quoi faire éclater le coeur… Comprenez-vous pourquoi je subis cette singulière destinée ? Moi, je la subis sans comprendre. Aujourd’hui je suis bien seule avec vous. Le parfum chinois fume lentement devant
    votre portrait, tandis que je vous écris… »

    Le 2 février 1901, Hàm Nghi rappelle à Judith Gautier combien il aime lire ses lettres :
    « Merci de votre gracieux envoi, le Dragon vert me […] trop douloureusement […] le Dragon jaune… Je vous remercie aussi d’avoir pensé brièvement à moi ; vous savez pourtant bien que je vous lis toujours avec plaisir et que mille littérature ne me plaît autant que vos épîtres, pourquoi alors ces bouts de billets tracés à la hâte ? ces missives d’un laconisme désespérant ? Vous avez allégué une raison qui pour moi n’est pas plausible, ne craignez donc que j’aurai trop à vous répondre. C’est une […] corvées des plus agréables que je demande à remplir souvent, bien souvent.
    Je vous réitère mes remerciements, et vous rappelle que vous me ferez toujours plaisir […] en m’écrivant. » Le prince devient demandeur des lettres de la poétesse, laquelle lui répond, le 22 février : « je sais que cela ne vous ennuie pas que je vous exprime l’immuable fidélité de la dévotion que je vous ai vouée dès la première heure où je vous ai vu – et même avant. » Il lui déclare son tour, le 28 février : « Je demeure comme par le passé, toujours admirateur sincère de votre amour poétique pour tout ce qui touche à l’Extrême-Orient. »

    En mars 1901, Judith Gautier lui écrit :
    « Oh ! Mon cher Prince, que de vains tourments !… J’ai tardé un peu à vous écrire, pour vous laisser vous remettre de cette avalanche de lettres. […] Je suis plutôt flattée que vous ayez trouvé courtes mes longues lettres […]. C’est une coquetterie de votre part de calomnier votre connaissance du français vous le savez étonnamment bien ; plutôt trop bien, et vos chères lettres me seraient encore plus précieuses, si elles avaient un peu de l’abandon de la négligence même, que l’on aurait en écrivant à un petit frère… Vous avez tracé le mot : « amitié » et je l’ai recueilli comme une perle de rosée bienfaisante. Eh bien, au nom de ce mot charmant, je veux vous soumettre un désir : je voudrais que vous ayez, dans un coin de votre atelier, une feuille de papier – grande – sur laquelle, tous les jours, ou presque, vous écrirez quelques lignes, une phrase, sur votre santé, sur votre humeur, sur le temps qu’il fait – le travail qui vous occupe, une malice, une colère, vos tristesses aussi ou quelque pensée fugitive qui viendrait vers moi. Quand le papier serait rempli vous le mettriez dans une enveloppe et me l’enverriez. J’aurais ainsi un peu de votre vie, un peu de vous et ce serait délicieux.Voyons si vous le ferez !…
    Oui, j’aime votre Orient, d’un amour profond et fidèle, qui n’est pas fait seulement de poésie ; il contient beaucoup de douleur, de la colère et comme le regret d’une patrie perdue. Il s’est maintenant entièrement concentré sur vous ; vous êtes pour moi comme l’étoile et la fleur, résumant toutes les lumières et tous les parfums ce pays de mes rêves…
    […] Cette Exposition, vous savez pourquoi j’y repense toujours, vous savez bien que c’est à cause de quelques heures si brèves et si remplies cependant – qui ont complètement changé l’orientation de ma vie. C’est presque continuellement que le parfum brule devant vous à présent, que sa légère fumée emporte jusqu’à vous la pensée constante qui brule avec lui. »
    En mai 1901 elle lui rappelle, dans une nouvelle lettre :
    « Dans moins d’un mois il y aura un an que j’ai eu la douloureuse joie de vous connaître ! … faut-il dire : un an, déjà, ou : un an seulement ? Je suis sure que vous ne savez pas la date. Moi, qui ignore toujours, même en quelle année je suis, je sais bien celle-là : c’était le 12 juin ! … Vous voyez bien que vous l’avez oublié. Cependant vous avez conquis ce jour-là, un dévouement et une affection inaltérables, et qui, je vous l’assure, ne se donnent pas souvent. Je vous en prie, dites-moi vos projets. Vous savez que ma petite maison du bord de la mer est toujours à vous, quoique bien indigne de vous ; mais on ne peut offrir que ce que l’on a, et entre frères on ne se gêne pas. […] c’est le petit frère qui souffle cela, tout bas, à son grand frère bien aimé ! »

    La poétesse se place ici dans la position d’un petit frère, face à l’empereur Hàm Nghi, qu’elle désigne comme étant son « grand frère ». Dans le poème suivant, Judith Gautier explicite la transfiguration de son amour en une amitié fraternelle :
    « A mon frère
    Ma part de tes douleurs, que je n’ai pas souffert
    Dans ces jours ou, de loin, j’osais t’aimer, en rêve
    S’écroule sur mon coeur comme des blocs de fer,
    Et le poids de dix ans pese sur l’heure brève.
    Tout le passé cruel m’accable en une fois.
    Une houle de pleurs submerge mon courage !
    C’est moi qui crie : « à l’aide ! » et c’est ta douce voix
    Qui m’apaise et ta main me sauve du naufrage.
    Car ton esprit, plus haut que notre monde vain,
    Des regrets et des voeux, sublime, se détache ;
    Et ta grandeur exhale un arome divin,
    Tel un cedre abattu qui parfume la hache. »

    En 1900, déjà, Judith terminait une lettre au prince par ces mots : « Vous voyez que je suis bien sage, pas folle du tout. Une vraie grande soeur très sérieuse et qui vous prie de croire à son invincible affection. »
    Il répondit à Judith Gautier, à propos de leur rencontre : « C’est vrai que je ne me rappelle pas du tout la fameuse date ! Mais je puis vous assurer que l’effigie de la personne entrevue à cette époque s’est conservée intacte dans ma petite mémoire. […] / Là où il y a de l’amitié sincère il y a de la grandeur. »
    La poétesse, à son tour, lui envoya ces mots :
    « Je tiens à vous écrire O ! Cher Prince, à cette minute même où, il y a un an, je vous ai vu pour la 1ere fois. Le sentiment qui a germé alors, est maintenant une plante robuste, qui vivra, il me semble, autant que moi : puissiez-vous, un moment vous distraire à effeuiller ses fleurs, qui sont à vous.
    Que je voudrais pouvoir vous dire « au revoir ». Seul mon souvenir vous revoit sans cesse et vous aime fidèlement. ».
    En septembre 1902, Hàm Nghi rappelle son amitié auprès de Judith Gautier : « Je ne
    peux compter encore sur mon voyage à Paris pour revoir mes bons amis. /Vous me permettez de croire que vous êtes parmi eux. […] Inutile de vous dire que je suis toujours heureux et impatienté de recevoir de vos nouvelles. ».
    Judith était une de ses rares amies proches, à qui il confiait ses tourments. En novembre 1903, elle lui écrit :
    « Mon prince bien aimé,
    Vous avez compris, n’est ce [sic], que j’étais encore plus malade puisque je ne répondais pas à votre chère lettre, qui m’a tout émue, cependant, puisque vous y laissiez voir un peu de la grande tristesse de votre coeur. […] Je comprends bien que les frivoles divertissements de la société ne parviennent qu’à vous étourdir momentanément, c’est comme une poussière soulevée qui voile la pensée, et je crois qu’il vaut mieux avoir le courage de l’écarter et de regarder en face une si noble douleur ; la vaine agitation du monde est si dangereuse, c’est une course folle qui ne mène à rien, ni nulle part et vous laisse toujours amoindri et banalisé. Qu’il est bon pour moi de lire que ma profonde affection vous est agréable ! Qu’il serait plus doux encore de vous l’entendre dire ! Mais la vie est une geôle où l’on est toujours
    enchaîné où on ne voudrait pas être. »
    L’affection qui les unissait prit une autre forme après le mariage du prince et perdura jusqu’à la mort de Judith Gautier, en 1917.

    2- La féale amie de la famille d’Annam
    3-
    En septembre 1904, Hàm Nghi annonce son futur mariage à Judith Gautier, dans une lettre dont le brouillon n’a pas été conservé. L’écrivain lui répond : « Cher Prince / Quelle impression bienfaisante de voir écrits de votre main ces mots que vous croyiez avoir répudiés pour toujours : Bonheur et Joie ! / Merci de m’avoir fait part de l’heureux changement qui survient dans votre vie ; vous saviez avec quel sentiment profond et ému ma grande et fidele affection pour vous s’en réjouirait. »
    En août 1905, Judith adresse au prince ses félicitations pour la naissance de sa fille aînée :
    « Cher Prince
    Quelle joie pour moi d’apprendre votre bonheur ! Je pensais que c’était peut etre ce doux espoir qui vous retenait loin de la France, et aussi l’heureux changement de votre existence qui vous a rendu un foyer. Je vous prie de vouloir bien offrir à la princesse mes hommages et mes félicitations très sympathiques et de baiser pour moi, la fleur charmante et rare qui mêle l’Annam et la France.
    À vous, cher Prince, l’expression de mon affection profonde et fidèle. »

    Judith Gautier composa ce quatrain pour la naissance de Nhu May :
    « Pareille aux tendres fleurs du prunier hivernal
    Qui bravent le ciel sombre et le vent glacial
    La touchante Nhu May, par un doux sortilège,
    Au soleil de l’Amour a fleuri sous la neige. ».

    Suzanne Meyer-Zundel raconte une visite qu’elle rendit avec Judith Gautier au prince, rue de la Pompe, en 1906. Elles sont introduites au salon par la gouvernante, qui les laisse seules un instant puis revient avec Nhu May, âgée d’une dizaine de mois : « “Madame vous envoie sa fille, en attendant qu’elle arrive”. […] La jeune maman entra d’abord, rayonnante de joie, et pleine de fierté à la seule vue de sa fille. Le Prince la suivit de près. Il avait encore les paupières lourdes, trahissant une sieste interrompue, mais bien vite il surmonta cet état et devint aimable […]. […] Puis, le Prince s’approchant de l’enfant “Faites le tigre, Nhu May” […] Et le bébé comprenant déjà, ayant l’air de chercher sa voix dans les talons, proféra une suite de heu… heu… heu… »
    Judith et Suzanne partagèrent la vie familiale des d’Annam à plusieurs occasions. Hàm Nghi et sa famille passèrent l’été 1906 à Saint-Enogat, dans la villa de Judith Gautier, le Pré des Oiseaux. Le 31 décembre de la même année, Judith leur envoie ses voeux : « Cher prince ! Chère princesse, exquise Nhu May ! Trinité très aimée et très oublieuse – oubli qui sans doute veut dire bonheur – on vous pardonne, on vous aime et on ne vous oublie pas. / Les souhaits les plus fervents pour vous et l’espoir pour moi qu’un petit remord vous pique qui vous décide à donner de vos nouvelles. » Le prince et sa famille revinrent peut-être l’été 1907. En juillet 1908, leur fille cadette naît. Puis l’été 1909, la famille transhume à nouveau vers la Bretagne. En décembre, Judith écrit : « Mon prince très aimé ! / J’ai beaucoup tardé à vous écrire et cependant il me semble vous avoir ecrit tous les jours, tellement vous etes restés présent au milieu de nous et occupez notre pensée. Certes ce lien d’intimité si agréablement
    formé pendant ces jours heureux ou vous étiez ici, n’a pas été rompu par la séparation, tout au plus il s’est étiré et malgré la si longue distance il ne risque pas de casser ! »
    Hàm Nghi envoie régulièrement à Judith des nouvelles de sa famille : « Nhu Ly et Nhu May se portent comme des charmes ; elles poussent comme de mauvaises […] . Nhu Ly surtout très rustique comme une grosse […] . Nhu May devient un peu enfant gâtée… » 4 avril 1910,
    Judith écrit aux d’Annam : « Dites au bien cher Prince que je suis toujours sa féale et laissez moi vous embrasser toutes les trois comme un bouquet. »
    Ces lettres montrent un attachement profond entre Judith, le prince et sa famille.Cette amitié très forte fut scellée lors de la naissance du fils de Hàm Nghi et du choix de ses marraines. En juillet 1910, Judith et Suzanne envoient un télégramme conjoint de félicitations pour la naissance de Minh Duc, fils dernier né du prince : « Joie délirante dix mille années à Victor Théophile en abréviation Théo qui signifie Dieu. Tendres baisers à tous. Les marraines. » Minh Duc eut pour troisième prénom « Théophile » en référence au père de Judith Gautier, qui fut, avec Suzanne Meyer-Zundell, sa marraine. Le 1er octobre 1910, Judith écrit au prince :
    « Le petit Dragon !
    Notre filleul, comme nous l’aimons déjà ! Et comme nous voudrions en avoir un aspect aussi vague soit-il J’embrasse tendrement le petit cheval échappé, sans craindre de reculer, et la douce Ly. Pour le petit dragon je me prosterne et je baise ses pieds menus.
    Au Prince les hommages affectueux de sa féale, à vous deux gros baisers et autant àAndrée si elle est là. »
    Le 18 juin 1913, Judith envoie au prince un poème décrivant le bonheur d’un foyer
    retrouvé :
    « “…Je suis trop heureux !…”
    O ! Ma douleur, pitié ! …Si longtemps j’ai pleuré
    Sur ton sein, en cachant mon front désespéré
    Dans tes voiles de pourpre et de deuil. O ! fais grâce
    Le bonheur, tu le vois, de ses deux bras m’enlace.
    Une fée est venue et m’a pris par la main ;
    Auprès d’elle, ma vie a changé de chemin :
    Elle m’a détourné de l’horizon tragique
    Et guidé, dans les fleurs, par la route idyllique
    L’enivrement d’aimer étouffa la rancoeur.
    Tout surpris, j’ai bercé des anges sur mon coeur !
    La rancune a sombré sous un flot de tendresse
    Et j’ai livré mon âme en rendant la caresse.
    Mais je te vois, du haut de mon rêve berceur,
    En tes voiles de pourpre et de deuil, triste soeur ;
    Tu vas, levant vers moi tes paupières meurtries,
    Solitaire, pleurant sur mes larmes taries. »

    À partir de l’été 1906, Hàm Nghi vint régulièrement avec sa famille à Saint-Enogat. Il était peut-être déjà venu chez Judith avant son mariage. L’historienne Anne Danclos rapporte que l’écrivain fit construire pour ses amis « un modeste pavillon en brique entièrement lambrisé » qui accueillit tour à tour le peintre japonais Yamamoto, Claude Debussy, Bénédictus, Pierre Louÿs et le prince d’Annam. Les premières années, les d’Annam logeaient au Pré des Oiseaux, puis, la famille agrandie, ils louèrent une maison mitoyenne.
    Judith s’occupait de leur trouver une location :
    « Cher Prince
    C’est fait : la Villa est retenue, enlevée à dix concurrents !.. Je viens de signer l’engagement de location, pour le proprietaire, de mon nom. Vous mettrez le nom que vous voudrez sur son engagement à lui que je vous envoie. Le jardin est très touffu et descend directement à la petite plage voisine de la notre et qui communique avec elle. […] Le jour de votre arrivée je vous ferai préparer à dîner. Faites le menu. […]
    Chère Princesse c’est à vous que cette lettre s’adresse, donnez moi vos ordres et tout sera fait. »
    Dans cette lettre, Judith décrit toutes les pièces de la maison afin que les d’Annam puissent organiser leur venue. Dans plusieurs lettres adressées à la princesse, non datées, Judith discute du choix et de l’organisation de leur maison pour les vacances, de la location d’une voiture, de l’embauche d’une « bonne » ; elle lui envoie un inventaire complet du linge et de l’argenterie de leur future location.
    À Saint-Enogat, la famille d’Annam partageait ses vacances avec Judith Gautier et Suzanne Meyer-Zundel en amis très proches. L’été 1910, alors que les d’Annam sont restés à El Biar pour la naissance de Minh Duc, Judith, qui vient d’arriver au Pré des Oiseaux, leur écrit : « Amis chéris ! / Vous devinez l’impression que nous éprouvons en revenant dans ce lieu encore tout imprégné de votre présence ? Tous les objets que l’on retrouve : la baignoire de May, les toiles à peinture, les engins de peche ! » Les documents d’archives conservés nous apprennent que la famille d’Annam vint à Saint-Enogat les étés 1906, 1909 et 1911.
    Suzanne Meyer-Zundel écrit, quant à elle, que le prince et sa famille vinrent les voir en Bretagne « trois saisons d’été presque consécutives »
    Au printemps 1914, Judith et Suzanne se rendent enfin à El Biar, où le prince les avait invitées depuis 1910 : « La grande question du voyage ! Croyez bien qu’elle me hante sans répit et que Gia Long est le seul endroit du Monde où je voudrais aller. » Pour une raison que nous ignorons (la guerre n’est pas encore déclarée), Hàm Nghi renonce à se rendre en métropole avec sa famille. Suzanne lui écrit, après leur retour en métropole, le 31 mai :
    « J’ai aussi regretté que vous ne soyez pas revenu avec nous »1257. Le 4 juin, le prince lui répond : « Ne me parlez pas de mon voyage cette année… Je le regrette vivement […]. Enfin ce sera pour l’an prochain. »1258. C’est peut-être l’année où Suzanne Meyer-Zundel leur écrivit cette lettre non datée :
    « O ! Cher Prince ! Quand nous pensons que vous ne viendrez pas ! Un peu plus et nos pleurs empliraient la baignoire de May pour etre versée à vos pieds. »
    Au mois d’août, la guerre est déclarée. Judith et le prince ne se reverront pas.
    Cependant, les amis ne cessent de s’écrire durant toute cette période. Le 31 août, l’écrivain raconte la vie en temps de guerre à Saint-Enogat, et conclut sa missive par ces mots :
    « Tendres baisers aux trois chéris et à Marcelle dont j’ai reçu une lettre. Et à vous, cher prince, le profond amour de mon coeur fidèle. »1260. Puis, en janvier 1916, elle leur écrit : « Mon prince aimé ! / Que c’est long ! Deux étés et deux hivers déjà, depuis notre passage à Gia Long ! […] Ce que je souhaite le plus, mon cher prince, c’est que vous soyez heureux et que vous vous portiez bien ainsi que les chers amours. […] / Moi, je vous crie en baisant vos chères mains : dix mille années ! dix mille fois dix mille années ! »1261. Enfin, le 17 juillet1916 :
    « Mon prince aimé ! […]
    Nos pensées se joignent, notre affection est immuable, il faut se contenter de cela pour l’instant. […]
    Que faites-vous ? Travaillez vous un peu la peinture ? Faites le moi dire par Marcelle, ne prenez pas la peine d’écrire.
    Votre portrait est là sur le piano, les trois chéris sourient dans leur cadre, vous êtes donc toujours présent malgré absence et silence. »
    Les 20 et 21 août 1916, le prince écrit à Judith Gautier : « Vous savez que nous sommes ici à Sidi Ferruch depuis le … […] les enfants sont toute la journée dans l’eau et moi je fais la route entre Gia Long et Sidi Ferruch. […] On ne vous écrit pas souvent mais ne pense pas moin a vous très souvent quand nous […] avez les enfants sur notre petite plage […] nous croyons être à St Enogat ; […] ma pensée et mon esprit vont vers le bré des Oiseaux. » Pendant ce temps de guerre, le prince échange aussi une dizaine de lettres avec
    Suzanne Meyer-Zundel, laquelle se trouve toujours auprès de Judith : « Que ne donnerais-je cher Prince, pour que cette nouvelle année nous amène enfin la fin de cette horrible guerre, et avec la paix votre arrivée à St Enogat. Dites-nous comment va le chéri, Minh Duc […]. Nous regardons souvent le cher petit trio photographié. »
    Le 26 décembre 1917, à l’âge de soixante-douze ans, Judith Gautier décède au Pré des
    Oiseaux. Le lendemain, Hàm Nghi écrit à Suzanne une lettre dans laquelle il lui fait part de sa
    douleur :
    « Tres chère Amie.
    je ne sais Que vous dirai je pour le moment Ma douleur est si forte et je ne peux pas croirt que notre exquise amie n’est plus. Je suis si douloureusement frappé et que la modite guerre m’empe[che] de revoire mon amie une derniere [fois] cette année… si encore il n’y a pas la mère qui nous sèppare et que je puis me trouver demain au Pré des Oiseaux pour la dire un derier adieu… Mais Hela[s]… Je n’est que ma douleur… et de loin, très loin je pense à vous…
    votre affectueux Tu-Xuan »
    Puis, en 1918, il envoie à Suzanne Meyer-Zundel l’épitaphe destinée à être gravée sur la pierre tombale de Judith Gautier1266. En haut à droite, il fait inscrire ces trois caractères, que Suzanne Meyez-Zundel traduit par « La Lumière du Ciel arrive ! »1267 :
    日 [Nhật : jour]
    来 [Lai : venir]
    天 [Thiên : ciel],
    Sept autres caractères sont gravés en bas à gauche de la pierre tombale :

    子 麻
    春 依
    拜 嘉
    La première colonne, à droite, se transcrit en sino-vietnamien « Ngã Ma Y Gia ». Le mot Ngã signifie « moi » ; les trois caractères suivants sont la translittération phonétique du surnom « Maya » par lequel certains des amis les plus proches de Judith Gautier l’appelaient durant les dernières années de sa vie1268. La seconde colonne se transcrit « Tử Xuân Bái » :
    « le Fils du printemps se prosterne »1269. L’inscription peut être traduite ainsi : « Ci-gît Maya,
    (devant qui) Tử Xuân se prosterne ».
    L’amitié entre la famille d’Annam et Suzanne Meyer-Zundel perdura jusqu’au décès de cette dernière. Ils continuèrent à se rencontrer régulièrement. Le prince conserva dans ses archives une lettre de Poincaré adressée à Suzanne, en 1927, à El Biar1270. Suzanne accueillit Nhu Ly dans l’appartement du 30 rue de Washington qu’elle avait hérité de Judith Gautier, pour la naissance de deux des enfants de la fille de Hàm Nghi, peu avant la seconde guerre mondiale. Cette amitié perdura après le décès du prince, en 1944, jusqu’à la mort de Suzanne. Le prince d’Annam fut pour Judith Gautier l’objet d’un amour profond, un empereur sinisé fascinant, un artiste doué, qu’elle admirait. Elle fut une de ses plus proches amies, qu’il admirait lui aussi profondément.

Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.